Prix Edouard Rod: réponse de Pierre Béguin
Pourquoi revenir sur l’affaire Jaccoud ?
De fait, cette question revient, pour l’écrivain, à justifier le choix de son livre. Et je ne suis pas certain qu’il ait à le faire. Je ne crois pas m’être réellement posé cette question avant que, une fois le livre publié, on ne me la pose. Je vais tenter une ébauche de réponse (…)
Une affaire judiciaire, à plus forte raison lorsque le verdict laisse planer un doute sur la culpabilité de l’accusé, c’est un bon scénario assuré. Et si les juges d’instruction avaient tous des talents d’écrivains, ils seraient probablement les meilleurs romanciers. Pour moi, il y a quelque chose de spécifique dans le déroulement d’une instruction, et surtout du procès auquel elle aboutit: c’est le moment où l’on convoque toutes les énergies, toutes les intelligences, toutes les investigations, toutes les analyses scientifiques, tout l’attirail juridique, tous les témoins, pour tenter de construire une version objectivable et unique de la réalité. Et parfois, souvent même, on n’y parvient pas. Il reste un doute, aussi infime soit-il. C’est le cas de l’affaire Jaccoud, au-delà bien sûr des convictions de chacun. C’est cela qui m’intéresse, et qui intéresse forcément tout romancier: ce thème du défaut de réalité, du manque de réalité. Cette difficulté à incarner une réalité objectivable, c’est ce qui entraîne l’absence de sens, c’est-à-dire le sentiment de l’absurde. Comme le dit mon personnage: «J’avais identifié l’absence de sens au crime absolu. Vivre pour moi, c’était d’abord comprendre. Et mon impuissance à comprendre entraînait de facto mon impuissance à vivre: le dégoût, la nausée, l’inappétence…» Il y a du Meursault en lui, comme il y a du Meursault en chacun de nous. Voilà pourquoi mon livre se termine par les deux plaidoiries (fictives) de la partie civile et de la défense, deux plaidoiries qui se répondent point par point et qui construisent de manière rigoureusement rationnelle deux réalités diamétralement opposées mais tout aussi plausibles l’une que l’autre.
Bref, cette affaire, c’est du pain béni pour un romancier. Il y a tous les ingrédients, jusqu’au doute final. Et je m’étonne que personne avant moi n’en ait fait un roman, n’ait investigué les zones d’ombre de ce personnage, n’ait été fouiner dans ces recoins de l’inconscient où l’instruction ne pouvait pas aller. Le seul prolongement possible de l’affaire Jaccoud, ce n’était pas la réouverture du procès, demandée et refusée dans les années 70 faute d’éléments nouveaux, c’était un roman. C’est peut-être cela qui le justifie…
Quelle est la part de fiction?
Bien sûr, j’ai d’abord fait un état des lieux de la documentation disponible. Trois livres ont été écrits sur l’affaire. Deux par des journalistes qui racontent le déroulement du procès, l’autre par Linda Baud, la maîtresse de Jaccoud, en 1960, tout de suite après le procès, un livre témoignage dans lequel elle se justifie après avoir été malmenée par les bien-pensants de l’époque, presse et opinion publique confondues. Et puis surtout, je me suis installé trois mois dans un lieu que je connaissais bien comme étudiant, l’ancienne BPU, pour éplucher les journaux de l’époque, principalement Le Journal de Genève, La Suisse et la Tribune de Genève – soit dit en passant, la différence de traitement selon le positionnement politique de ces trois journaux aurait pu faire l’objet d’un livre –, et relever tout ce qui a pu se dire dans la presse entre mai 1958 et février 1960 à propos du meurtre, de l’instruction et du procès. Je suis devenu pratiquement incollable sur cette affaire. Le problème quand on a beaucoup de documentation c’est de la diluer dans une histoire. C’est comme une sauce: on doit avoir le goût des ingrédients, mais on ne doit pas sentir les ingrédients comme on sentirait des grumeaux sur la langue. Et ça c’est très difficile à faire. J’en profite pour préciser que, contrairement à ce que dit le 4e de couverture, les extraits du procès ne sont pas des fragments intégrés tels quels, mais des passages recomposés par l’auteur à partir de comptes rendus et de petites phrases citées par les journaux, et qui viennent, soit infirmer, soit confirmer, soit nuancer ce que dit le narrateur. Ces extraits sont donc des faux vrais, ou des vrais faux, c’est selon. Tout le reste est fiction, mais une fiction qui cherche à expliquer ce que le procès a laissé dans l’ombre et qui se développe dans le strict cadre imposé par les faits (…)
Quel point de vue narratif adopter?
C’est la réponse à cette question qui m’a posé problème, au point que j’ai tourné autour pendant plus d’une année. Quel angle narratif choisir? J’ai tout envisagé: Opter pour un narrateur membre du jury et qui n’aurait pas été convaincu par le verdict. Mais cet angle me faisait perdre trop d’éléments importants. Mettre en scène ma propre enquête comme cela se fait beaucoup actuellement. Un peu trop d’ailleurs. Le genre n’est plus très original… J’ai renoncé. J’ai même pensé à demander à deux collègues écrivains de se joindre à moi pour faire un cadavre exquis : trois versions du meurtre avec des présupposés différents…
Et puis j’ai trouvé ce que je pensais être l’angle idéal quand j’ai lu que Georges Simenon était un spectateur assidu du procès et qu’il s’était procuré toutes les pièces du procès – je ne sais pas comment mais quand on s’appelle Simenon on a des passe-droits, je suppose. De toute évidence, il avait l’intention d’en faire un roman… qu’il n’a jamais écrit. Alors je me suis dit: voilà mon angle idéal! Simenon sera mon narrateur et le fil conducteur du livre consistera à expliquer pourquoi le célèbre romancier n’écrira jamais ce livre. Très vite, j’ai compris que l’unique raison pour laquelle Simenon a renoncé à écrire cette histoire c’est qu’il avait peur d’un procès. Les deux familles, celle de l’accusé et celle de la victime, ayant déjà intenté un procès à Paris Match parce que ce journal donnait de l’histoire une version un peu rock & roll… disons où les mots n’avaient pas le poids revendiqué par son slogan de l’époque, on peut comprendre qu’il ait voulu éviter des problèmes, d’autant plus qu’il avait déjà eu à affronter un procès pour un livre précédent. Bien sûr, j’aurais pu inventer des raisons plus littéraires ou romanesques pour expliquer ce renoncement, mais alors j’aurais dû écrire comme Simenon, et donc me plonger non pas seulement dans sa biographie mais surtout dans ses romans pour comprendre son style. L’idée de passer une bonne année avec un auteur qui ne compte pas parmi mes préférés m’a fait finalement renoncer à cette option dont je pense toujours qu’elle eût constitué un excellent angle narratif.
Aux amateurs de Simenon je livre cette information. On sait qu’il lui suffisait de 3 ou 4 jours pour écrire un roman. Il n’a pas écrit sur l’affaire Jaccoud mais il a écrit un roman trois semaines après le procès, un roman dont on peut légitimement penser qu’il était influencé par l’affaire. Alors si vous voulez voir comment un romancier transcende une histoire vraie pour en faire une fiction totalement différente, lisez l’Ours en peluche. L’Ours en peluche, c’est l’affaire Jaccoud – et surtout son protagoniste – transfigurée par Simenon au point qu’on en oublie tout lien…
Bref, finalement j’ai opté pour cet angle assez évident d’une sorte de confession d’un narrateur proche de la mort dont on ne sait pas s’il est crédible ou indigne de confiance, si la lucidité qu’il revendique est feinte ou machiavélique, tout en faisant du lecteur un membre du jury qui doit rendre son verdict.
Et puis cet angle me permettait d’écrire comme pouvait écrire Jaccoud, dans un style hyper classique, un brin précieux, légèrement ampoulé, que j’adore. L’acmé du style, c’est le XVIIIe siècle! Qui écrit mieux que Rousseau? Je me suis vraiment amusé à essayer d’écrire ainsi (…)