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Roman versus témoignage

Par Pierre Béguin

 

Une personne qui m’avait vu dans une émission sur M6 m’a écrit pour me demander si mon dernier livre Vous ne connaîtrez ni le jour ni l’heure tenait du témoignage – comme il l’avait déduit de l’émission – ou s’il tenait de la fiction – comme le mot «roman» en couverture le laissait entendre. Si j’attestais du témoignage, il achèterait le livre immédiatement, sinon il y renoncerait sans hésitation. Pour ce lecteur, les choses étaient claires: le témoignage n’est pas compatible avec le roman comme la vérité ne peut l’être avec la fiction. Et comme seule la vérité l’intéressait…

Cette problématique de la compatibilité du témoignage et de la fiction romanesque – surtout celle de la suspicion du personnage fictif telle que l’histoire littéraire du 20e siècle, le nouveau roman en tête, l’a développée – n’est pas étrangère à la mode romanesque actuelle consistant dans le choix d’un «personnage réel» (un artiste souvent, ce qui permet un questionnement sur l’art, ou sur l’écriture le cas échéant) plus crédibles aux yeux des lecteurs qu’un personnage fictif. A voir la production littéraire de cet automne, les écrivains suisses romands ont eux aussi largement emboîté le pas de leurs confrères français en investissant le genre fiction biographique. En oscillant davantage soit du côté de la biographie – Blaise Hofmann (Capucine) – soit du côté de la fiction – Christophe Gaillard (Une aurore sans sourire). Une manière souvent agréable et intéressante de déjouer la suspicion de lecteur tout en jouant avec lui… ou en se jouant de lui.

La question ne date pas d’aujourd’hui. Avant de lui donner une perspective, précisons que cette incompatibilité entre les deux genres relève d’abord de leur définition même. Le témoignage entend donner les faits tels qu’ils sont, du moins revendique-t-il ce postulat. Alors que le roman, lui, obéit au minimum à deux principes inconciliables avec un tel postulat: 1) sa mise en intrigue nécessite un traitement organique et progressif du temps (début – milieu – fin) que les péripéties de la vie ne proposent pas; 2) il élève une candidature à l’esthétisme que le témoignage ne revendique pas. Mais si le roman veut ainsi s’écarter du témoignage, il n’est pas inconciliable pour autant avec la vérité. C’est à ce niveau que se situe la confusion, celle de mon correspondant du moins.

Dans le roman naturaliste, et on sait qu’il revendique la vérité «scientifique», Zola voulait justement combiner le témoignage – en l’occurrence le documentaire – et le roman. Pour satisfaire cette intention, il obéit à trois principes. Disons plutôt qu’il procède à une triple soustraction: pas d’intrigue unique mais des tranches de vie et des événements comme ils viennent; pas de personnages héroïques (la vie n’en propose pas sinon par escroquerie); pas de commentaires du narrateur (le narrateur s’efface derrière le document pour mieux asseoir son objectivité). Tel fut le pari «non romanesque» de Zola, parfaitement illustré dans un roman comme Au bonheur des Dames. Il réussit son pari là où beaucoup d’autres échouèrent, qui précipitèrent leurs lecteurs dans l’ennui en dépit d’un strict respect de cette triple soustraction. Non pas tant parce que, à trop vouloir se conformer au document, la fiction en devient insipide (comme c’est parfois le cas, il faut bien l’admettre, dans l’œuvre des Goncourt) mais par défaut de ce qu’on pourrait appeler l’expression personnelle. La fameuse définition du roman par Zola –tant de fois proposée en dissertation aux examens de maturité («un coin de la nature vue par un tempérament») – souligne bien cet aspect du problème: que vaut la vérité – «le coin de la nature» – sans le «tempérament» – c’est-à-dire la manière – pour la dire? Le tempérament, c’est le Zola visionnaire, poète, maître de la métaphore grandiose qui lui permet de fondre le documentaire dans la fiction tout en lui préservant son authenticité et en l’élevant au rang de l’esthétisme. C’est l’invention d’images propres, d’effets, d’allégories qui lui permettent de faire d’un simple document un Monument. Le tempérament chez Zola, c’est le retour par la fenêtre des éléments romanesques préalablement bannis.

Pour autant, le tempérament, ce n’est pas le génie. Même Victor Hugo s’est cassé les dents sur le roman documentaire: incapable de diluer sa matière historique dans la sauce d’une fiction, il la cantonne au chapitre central de Quatrevingt-treize, transformant cette partie du livre en pages indigestes et l’ensemble du roman en une création boiteuse.

Que Zola et d’autres aient réussi là où même Victor Hugo a échoué ne change pas les données du problème: la vraie question n’est pas d’établir l’incompatibilité du témoignage – du documentaire – et de la fiction – du roman – ni même de faire la part de l’un et de l’autre, mais de repérer, dans la description d’un coin de la nature, un véritable tempérament. Que vaut, en fin de compte, un témoignage insipide face à une fiction grandiose? La vérité a tout à gagner du second, tout à perdre du premier. Ainsi la vérité de la guerre de 14-18 – en référence à mon précédent article – éclate-t-elle bien davantage dans un roman comme Le Feu (Henri Barbusse) que dans les innombrables témoignages écrits qu’elle a engendrés, et même ceux des poilus qui se sont éteints... et qu’on ressuscite pour la circonstance.

J’aurais pu lui répondre cela, à mon correspondant. Je me suis contenté de lui dire que, si les événements décrits dans mon livre étaient véridiques, la part inévitable de fiction n’évacuait en rien l’authenticité du témoignage. Il n’a probablement pas acheté le livre…

 

 

 

 

Commentaires

  • J'ai trouvé "Au Bonheur des dames" soporifique et ridicule, personnellement.

    "Quatrevingt-Treize", c'est beaucoup plus amusant.

    Mais évidemment celui qui réussit le mieux la synthèse entre le document et la fiction, c'est Flaubert, par exemple dans "Salammbô".

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