CEVA hors loi
Par Pierre Béguin
Il était temps! Depuis une année que les forages du CEVA — en dehors de toute loi, en dépit de tout règlement, malgré de multiples doléances aux autorités, aux services cantonaux responsables, à la police, malgré une plainte déposée devant les juges — depuis une année donc que les forages du CEVA ont commencé à perturber le sommeil de tout un quartier, enfants compris, un quotidien genevois daigne enfin consacrer un article à ce qui restera une scandaleuse transgression de droits démocratiques élémentaires (cf. Des riverains du CEVA traduisent Berne en justice).
Merci donc à La Tribune de Genève, et à son journaliste Antoine Grosjean, pour avoir démontré en ce jeudi 26 mars 2015 que les soupçons d’omerta médiatique concernant le CEVA n’étaient pas forcément fondés. Sincèrement, après une année de silence, on aurait vraiment pu le croire. L’honneur de la presse n’est pas sauf pour autant, mais celui de la Julie, si! L’article dit l’essentiel, et il le dit, comme il se doit, sur un ton mesuré.
Rappelons tout de même que l'autorisation délivrée par l’Office Fédéral des transports au CEVA, le 8 mai 2008, imposait l’application de l’article 6 de l’ordonnance sur la protection contre le bruit du 15 décembre 1987, émanant de l’Office Fédéral de l’Environnement (OFEV). Il y est précisé très clairement une «limitation de durée de 7 heures par jour ou moins pour les travaux de construction très bruyants (08h00 – 12h00 et 14h – 17h00)». Depuis l’entrée en action des foreuses en mars 2014, les responsables du CEVA bafouent ostensiblement la directive, s’asseyent allègrement sur les lois et les règlements en poursuivant les travaux les plus bruyants 24 heures sur 24. Avec, bien entendu, le consentement des services de l’Etat en charge du dossier, dont on imagine qu’ils ont reçu des directives en ce sens de Monsieur Luc Barthassat.
Soutenus par l’Etat et les milieux politiques, avec une suffisance et une mauvaise foi sidérante, les responsables du CEVA, par la voix de leur chargée de désinformation, prétendent que cette directive n’implique pas les bruits solidiens (qui se propagent par le sol). Comme si, quand on mesure avec des sonomètres jusqu’à 65 décibels dans une chambre à coucher, ce n’était pas des bruits de surface! En vérité, on comprend bien que la poursuite en toute illégalité des forages nocturnes répond à des nécessités financières: le budget du CEVA ayant été consciemment sous-évalué pour faire passer le projet en votation, il faut à tout prix serrer les dépenses, quitte à se payer sur le sommeil de quelques centaines de personnes qui, en la circonstance, ont perdu leur statut de citoyen. Personnellement, je me réjouis d’observer la suite des opérations, au moment où les forages commenceront vraiment au tunnel de Champel. Ça devrait chauffer!
Encore que… et c’est peut-être là le plus inacceptable. De l’aveu même de M. Calderara, directeur adjoint du projet CEVA — et comme le précise Antoine Grosjean dans son article — la mesure dite «confort» serait mise en place à Champel pour éradiquer toute nuisance des futurs trains. A Champel mais pas à la Chapelle, bien que le tunnel de Champel soit enterré à 40 mètres de profondeurs et celui de Pinchat, sous la Chapelle, en moyenne à une douzaine de mètres. En raison d’une plus grande densité d’habitants, explique sans vergogne M. Calderara. En vérité, tout le monde traduira qu’en République genevoise il y a plusieurs catégories de citoyens… et que le principe de densité, s’il fonctionne à Champel, ne fonctionnerait sûrement pas à Meyrin.
Rappelons aussi aux autorités que les habitants de la Chapelle, qui ne sont a priori ni des incultes ni des imbéciles, connaissent l’existencede l'article 8, alinéa 1 de la Constitution fédérale assurant le sacro-saint principe de l'égalité de traitement: ce principe est violé lorsque l'Etat accorde un privilège ou une prestation à une personne, mais les refuse à une autre personne dans une situation comparable. Autrement dit, il y a inégalité de traitement lorsque ce qui est semblable n'est pas traité de manière identique et lorsque ce qui est dissemblable ne l'est pas de manière différente. Les mesures acoustiques différenciées entre les tunnels de Pinchat et de Champel, où la situation est semblable (la seule différence, la profondeur du tunnel, en l’occurrence joue en faveur de la Chapelle), tombent sous le coup de ce principe essentiel à toute démocratie et judicieusement ancré dans la Constitution elle-même. A moins que nos autorités et les responsables du CEVA, une fois de plus, s’asseyent sur les lois. Rien d’impossible, après tout! A Genève, on s’attend au pire, on est encore surpris…
Précisons tout de même que si la droite et son lobby immobilier a réussi à faire annuler la loi Longchamp modifiant la LGZD (Loi Générale sur les Zones de Développement) en s'appuyant précisément sur cet alinéa de la Constitution, il serait incroyable qu’il ne s’applique pas aux mesures différenciées prévues entre les deux tunnels. Du moins ne vois-je aucun tribunal digne de ce nom admettre un tel distinguo ailleurs qu’en République bananière…
Quoi qu’il en soit, le constat est désolant. Les habitants de la Chapelle, dans l’ensemble favorables au CEVA, n’ont pour la plupart fait aucune opposition au projet, contrairement aux habitants de Champel. Ils se retrouvent méprisés, bafoués dans leurs droits élémentaires, contrairement à ceux de Champel. Moralité? Quand vous avez à traiter avec des personnes malhonnêtes, irrespectueuses et de mauvaise foi, faire opposition est le seul moyen d’obliger l’autre à respecter ses droits. C’est la leçon que retiendront les citoyens de la Chapelle dont la plupart regrettent leurs bonnes dispositions initiales à l’égard de responsables qui les méprisent depuis une année.
On dit qu’à Genève les oppositions systématiques paralysent tout projet. Dans le cas du CEVA, il faudrait plutôt dire que l’attitude scandaleuse des autorités politiques et des responsables du projet donne crédit à toute forme d’opposition citoyenne. Si j’ai un conseil à donner à la suite de l’expérience CEVA, c’est justement, n’en déplaise à certains, de faire systématiquement opposition à tout projet, surtout si vous avez l’Etat en face de vous. C’est le seul moyen de conserver quelques droits contre le monstre qui n’attend que votre complaisance — ou votre naïveté — pour vous dévorer…