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Testament d'une race VI

Par Stanislas Kowalski 

6. Le général

Seules trois compagnies sur dix participèrent à l’attaque, car leur général avait vu le piège. Il s’élança au galop pour s’interposer devant les autres en hurlant l’ordre de rester sur place. Il fit cabrer son cheval avec violence et renversa l’officier le plus avancé. Les Locustes hurlaient de plus belle, le traitaient de lâche et exigeaient d’aller au secours de leurs camarades. Il désigna de son bâton trois d’entre eux, parmi les plus solides et les plus furieux, et leur ordonna de sortir des rangs. C’était une ordalie, à un contre trois ! Il descendit de cheval et engagea le combat. Il tua un par un trois de ses meilleurs guerriers pour sauver tous les autres. Je ressentis pour lui une grande et sincère admiration. Fin stratège, meneur d’hommes au charisme exceptionnel, combattant hors pair, il était vraiment un chef accompli, et l’ennemi le plus dangereux qui fût.

Ce soir-là, nous prîmes une décision que je trouvais douloureuse. Il fallait assassiner ce si grand général. De toute urgence.

Nous sortîmes à trois pour nous infiltrer dans leur camp. Nous étions légèrement vêtus de noir et pour plus de discrétion encore, nous n’avions pris que des poignards noircis et passés dans la ceinture sans leurs fourreaux de fer. J’avais pris avec moi des hommes sûrs, intelligents et d’un courage éprouvé. Nous nous connaissions bien et étions capables de communiquer d’un simple geste. C’étaient des amis. C’étaient des amis d’enfance. C’étaient des hommes de bonne famille. C’étaient… Oh ! je ne me rappelle plus leur nom. J’avais pourtant promis… Je ne me rappelle plus. J’avais juré d’honorer leur mémoire. Excusez-moi. Je ne sais plus quoi écrire…

[…]

J’étais vraiment fou en ce temps-là ! Quel orgueil insensé me poussa donc à ordonner ce coup de main contre le général en noir et à y participer moi-même ? Après tout, les raisons mêmes qui me faisaient juger ce général excessivement dangereux auraient dû m’interdire, en tant que responsable d’une place forte, de risquer ainsi ma vie. Je n’ai pas raisonné ainsi à l’époque. Ai-je même seulement raisonné ?

Enfin, j’y étais. Nous avions réussi à pénétrer jusque dans sa tente, en n’égorgeant que deux sentinelles en des endroits discrets. Sur les murs de toiles se projetaient vaguement quelques ombres assoupies, car il avait accordé à ses hommes de faire de grands feux pour se réconforter. Dans la pénombre on distinguait assez bien le sobre mobilier de campagne. Il était de qualité mais sans ostentation. Pourtant un détail frappa mon regard : une fibule, accrochée à son manteau noir soigneusement posé sur une chaise. Une aigle d’or, fortement stylisée ouvrait légèrement ses ailes, et de son œil gauche trois rubis alignés descendaient jusque sur sa poitrine. Comme saisi d’étrange façon, je m’étais arrêté pour contempler l’objet, oubliant presque ma mission. Il m’avait semblé si ancien, si chargé d’un pouvoir, plus qu’un bijou de grand prix, un artefact magique. Tout à coup, un boucan de tous les diables. Je ne sais si…

Le général se dressa sur son lit et encore nu, s’empara d’une épée et engagea le combat. Il cria pour appeler la garde, non comme on appelle au secours mais comme on avertit un ami. La suite est confuse, je parvins à m’enfuir, mes compagnons ne le purent pas. En arrivant derrière nos remparts, je tenais dans ma main la fibule du général. Je ne sais comment ni pourquoi je m’en emparai, mais ce fut mon plus beau trophée, le seul dont je n’ai jamais pu me résoudre à me défaire, même dans les moments de grande détresse. Est-ce vraiment un trophée, d’ailleurs, ou n’est-ce qu’un larcin ? Il garde encore auprès de moi son mystère douloureux.

Au petit matin, les corps de mes deux amis nous furent rendus, non mutilés, mais sur leur bras droit on avait tatoué une aigle et trois larmes de sang.

 

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