Joël Dicker, La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert
Par Alain Bagnoud
Le phénomène Joël Dicker. Il n'y a plus besoin de présenter ce jeune auteur genevois. Plus de quarante mille exemplaires vendus le premier mois de sa parution. Des nominations à tous les importants prix français. Une critique unanime. On ne pouvait pas passer à côté d'un tel livre. Avec une question particulière. Quelles sont les clés de son succès? Tentative d'analyse.
Le sentiment premier qui frappe en ouvrant La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert, c'est celui de reconnaissance: on reconnaît tout avec émotion. Les personnages, les ambiances, la petite ville de Nouvelle Angleterre, New York, la famille juive de l'écrivain, ses problèmes, les épisodes de son passage au lycée, le sport... Tous ceux qui se sont plongés dans les romans de Philip Roth, de Norman Mailer ou d'autres géants de la littérature américaine se retrouvent en terrain connu.
Les thèmes de départ sont également familiers. Le jeune écrivain qui a connu un succès foudroyant et qui ne peut plus écrire. Sa relation avec un auteur plus âgé, monstre sacré des lettres américaines, qui a été son professeur d'écriture à l'université, avec qui une amitié s'est nouée.
Il y a même une évocation de Lolita de Nabokov, une histoire d'amour entre un presque quadragénaire et une presque nymphette (la Nola de Dickers a quinze ans), qui donne le petit piment de transgression sans le scandale. Car malgré leurs prénoms phonétiquement proches, Nola n'est pas Lolita. Il ne s'agit pas d'une histoire trouble et perverse, mais d'une histoire d'amour profond, puissant et réciproque, même si Nola est prête à tout faire, même des choses olé-olé, pour protéger son grand homme, et si elle cache une fêlure, un trouble, lié à un secret de famille.
Autre accroche dans le roman: la construction. On commence, comme souvent dans les livres US, par la fin: le succès retrouvé de l'écrivain, tout en haut de l'affiche. Puis un flash-back nous le montre tout en bas, quelques mois plus tôt, désespéré, fini. Que s'est-il passé entre deux?
Cette histoire de reconquête est doublée par une histoire policière. Tout accable l'ami du narrateur, Harry Quebert accusé d'avoir assassiné sa jeune Nola. Les indices sont contre lui. Même ses plus vieilles relations le croient coupable. Personne ne le défend. Seul Marcus Goldman se dresse contre l'évidence, à cause de son amitié. Et nous sommes avec lui. Nous savons bien, nous, que Harry n'est pas coupable. Une intrigue construite comme une mécanique de précision va permettre à la vérité d'éclater en sinuant.
Marcus enquête avec la police, aidé par les privilèges que lui donne son statut d'écrivain connu. Il remonte dans le passé, interroge les témoins. Des surprises surgissent. Des fausses pistes sont lancées. L'assassin, ou les assassins sont bien entendu ceux que personne ne soupçonnait.
Tout ça est raconté dans une langue transparente, souvent dialoguée, qui ne retient pas, donne directement accès au contenu, mis en valeur par un montage précis, habile, efficace, qui rythme les 670 pages du livre.
C'est formidable. Le Formidable est d'ailleurs le surnom donné au héros de Dicker pendant son collège, ce héros qui provoque une identification forte du lecteur. Il veut être le premier même au prix de manipulations. Démasqué, il se reprend et mérite son surnom tout au long du livre, dépassant tout le monde et même son maître, triomphant de tout, admiré de tous, grâce à ses vertus, son talent, son sens de l'amitié, sa fidélité, son dévouement.
Il y a quelque chose d'autre qui est tout à fait enthousiasmant. La célébration de l'écrivain, et plus précisément de l'écrivain à succès. En Europe, cet être doit forcément être tourmenté, préoccupé par son moi ou par le style, malheureux, en proie à des problèmes existentiels ou politiques. Chez Dicker non. Il est tourné vers l'extérieur, une seule chose l'intéresse. Le succès. Vendre le maximum de livres. Un bon bouquin, un grand bouquin, un bouquin génial, c'est celui qui fait 40 millions d'exemplaires. Et les soucis qui tourmentent un auteur, c'est de n'être pas capable de faire ce livre et de combler le public.
Et ce succès est maîtrisable. Des recettes pour l'obtenir sont données au lecteur tout au long du roman, en 31 conseils qui ont censément été fournis à Marcus par Harry. Comment écrire son premier chapitre, qu'est-ce qu'il doit y avoir dans le deuxième, comment terminer son livre, etc. Ces trucs de séminaire d'écriture font rêver. Pourquoi moi, lecteur, je ne pourrais pas également pondre ce type de roman, devenir écrivain et obtenir la notoriété et l'argent?
Car les écrivains sont les vrais héros de ce livre. Dans le monde merveilleux de Dicker, ça semble si facile pour eux d'être célébrés, reconnus comme des rock-star, admirés. Il leur faut simplement écrire ce qu'ils vivent : histoires d'amour et enquêtes policières, sans couper les cheveux en quatre. Bien sûr, avant, on souffre, on passe des heures devant des feuilles vierges et on n'arrive à rien, mais ça démarre soudain et il suffit de se laisser aller. Et puis on est récompensé. Il y a bien un auteur dans le livre qui meurt avant de publier, un autre qui monte une supercherie littéraire, mais la justice et la revanche posthume arrivent finalement et les malhonnêtes sont punis par leur conscience.
Cependant, qu'on ne s'y trompe pas: malgré les recettes proposées dans le texte même, écrire un roman comme La Vérité sur l'Affaire Harry Quebertn'est pas simple du tout. On aura compris peut-être que moi, je préfère les romans plus personnels et avec une écriture moins convenue, plus individualisée, plus sapide, mais ça n'enlève rien au fait que Dicker soit un remarquable raconteur d'histoire et un constructeur émérite.
Son art est l'antithèse de celui des écrivains du livre. Tous racontent leur histoire personnelle, sincèrement. Même s'il parle de son métier avec une grande modestie, s'il affirme ne pas faire de plan, travailler au jour le jour, Dicker, lui, montre une habileté retorse, un sens de l'équilibrage subtil, une prise en compte du lecteur, et il a écrit un pur roman romanesque. C'est fabriqué? Tous les romans le sont, certains mieux que d'autres. La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert l'est particulièrement bien.
Le livre évoque la littérature américaine comme le pub anglais de Nyon ou de St-Luc rappelle le pub authentique de Londres. On s'y sent bien, ça remémore l'original, c'est peut-être mieux que l'original parce qu'il n'y a pas cette étrangeté, cette sauvagerie, ce danger de l'étranger. C'est à notre portée, vu de chez nous, avec de l'exotisme quand même.
Et il y a encore quelque chose, quelque chose de plus qui contribue à sa consécration, qui ne touche plus seulement au livre même, mais à sa réception. Un vertige multimédia.
Il s'agit, dans La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert, pour l'essentiel, de nous révéler comment un auteur procède pour obtenir le succès. Et c'est en nous montrant ça que Joël Dicker obtient le sien. Son roman mime la vie, à moins que ce ne soit la vie qui mime son roman. Dans tous les cas, on est au-delà de la littérature: dans un livre qui s'épand dans le réel, le modifie, et ce réel est modifié à son tour par le succès de Dicker. Formidable, non?
Joël Dicker, La Vérité sur l'Affaire Harry Quebert, Editions de Fallois/L'Age d'Homme
Commentaires
Ce jeune romancier a obtenu, aujourd'hui, le Grand Prix du Roman de l'Académie française.
Formidable votre point de vue! Perspicace j'en suis persuadée. Vous me donnez envie de me faire mon opinion personnelle sur ce livre, dont le battage médiatique me laissait sceptique... jusqu'à la lecture de votre billet. Les "pavés" me font reculer mais aussi les ouvrages "primés", du moins au moment de leur sortie. Mais vains dieux! votre billet m'a enthousiasmée. Pour le coup, je me demande si je ne devrais plutôt pas acheter "Le blues des vocations éphémères", il manque à ma trilogie.
Enfin une analyse sérieuse de ce livre, bravo! C'est en effet assez saisissant: tout le bouquin est une recette pour "le livre qui marche" et ça marche. C'est sa magie et sa limite: l'histoire en soi est constituée de grosses ficelles assez bien menées (assez prévisibles mais assez accrocheuses), le style est pratiquement absent (l'auteur ne cache pas qu'il "utilise" le langage pour "juste raconter", "distraire", "faire passer un bon moment"); Stephen King a plus de finesse psychologique et politique (surtout pour nous montrer une Amérique brutale, pas loin des lieux du roman de Dicker, c.à.d. dans le Maine), Millenium est certainement plus haletant, Roth (qu'on a pu évoquer) est tellement plus riche dans ses ambitions. "La vérité sur Harry Québert", avec ses rebondissement à la pelle et ses allures de roman à clé, se lit avec délectation, et postule que le roman doit rester en-deçà de la littérature (mais bien planté dans le marché et le marketing). Il s'agit d'un phénomène et d'une écriture d'époque, comme l'étaient ceux d'Eugène Sue ou d'Alexandre Dumas; non pas d'un chef d'oeuvre (concept en soi assez douteux) mais d'un produit marchand (c'est l'une des vocations du roman moderne, en fin de compte), dans sa réalisation la plus simple et plaisante.
"Formidable non?" Pour l'avoir feuilleté, non. S'il n'était pas Genevois, on en parlerait même pas.