Haruki Murakami, Kafka sur le rivage
Par Alain Bagnoud
J’ai eu un peu peur, en me mettant à parler de cet ouvrage, de recevoir la même volée de bois vert que lorsque j’avais donné mes impressions sur Les Amants du spoutnik. Les admirateurs de Murakami s’étaient manifestés. « Un crime de lèse-majesté », avait dit un commentateur, alors qu'un autre, avec une grandeur tout irénique, m'incitait à poursuivre mon effort: " Avancez un peu plus loin dans cette œuvre, lisez Chroniques de l'oiseau à ressort et Kafka sur le rivage, décantez lentement, immersion et, peut-être, au bout, capterez-vous quelque chose d'autre qu'un style pour adolescent..."
Je ne pouvais que suivre ce conseil, quoique taraudé par les doutes. Est-ce que Kafka sur le rivage allait me valoir le pilori encore une fois ?
Puis en le lisant, j’ai découvert que j’aimais le texte, même si j'y ai retrouvé ce qui m’avait retenu dans l’autre. Beaucoup d’application. Un humour un peu niais. Un onirisme parfois adolescentaire.
Mais enfin, le livre tient le coup dans son étrangeté.
C’est un roman fantastique. Soumis à la prophétie de son père, qui lui déclare qu’il tuera son père, qu’il couchera avec sa mère et sa sœur, Kafka, jeune adolescent de 15 ans, fugue et se rue vers son destin tel un nouvel Œdipe. L’autre personnage principal, un vieil idiot qui a perdu son intelligence après un coma vécu pendant la deuxième guerre mondiale, mais qui sait parler avec les chats, se met aussi en route. Leurs chemins ont le même but et aboutissent au même lieu. Dans l’intervalle, on aura croisé un homme qui tue des chats pour fabriquer des flûtes avec leur âme, des pluies de poisson ou de sangsues, un bibliothécaire né dans un corps de femme, un camionneur qui découvre la musique classique…
La vraie histoire, bien entendu, se passe dans un autre plan que le réel. De la série d’éléments bizarres, tous ne sont pas expliqués, le lecteur reste sur des incertitudes, des doutes, des doubles explications, ce qui est la caractéristique du fantastique. Mais Murakami postule que derrière l’irrationnel de la vie, il y a un ordre, caché, secret, qui se dévoile par fragments, qu’il est impossible de reconstituer en entier, impossible de comprendre aussi, mais qui communique avec le nôtre et influence l’homme, même si celui-ci, qui est mené la plupart du temps, dispose d’une marge de liberté qui peut changer son destin.
Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, Folio
Publié aussi dans Le blog d'Alain Bagnoud
Commentaires
Merci d'avoir fait l'effort de lire jusqu'au bout "Kafka sur le rivage". N'oubliez pas d'aller voir la pièce qu'on en a tirée, si elle tourne encore en Suisse romande! L'histoire y paraît encore plus absurde, mais la scénographie éblouissante la rend plus familière. Surtout, lancez-vous sans attendre dans la lecture des "Chroniques de l'oiseau à ressort"!
Entre afficionados de Murakami, ce n'est pas des personnages que nous parlons, ni des péripéties fantastiques qu'ils traversent, mais des lieux que la lecture nous permet d'habiter, de garder en nous, de partager comme on partage des souvenirs de première enfance. "Kafka sur le rivage", c'est d'abord la bibliothèque commémorative Komuro. "Les chroniques de l'oiseau à ressort", c'est la ruelle borgne à l'arrière de la maison du héros acratopège, là où commence le récit, par quoi commence le récit devrais-je dire. C'est aussi le puits sombre où s'apprend la vision des étoiles.
En bref, Murakami, à mon sens ce n'est pas du roman, mais de la géographie intérieure.