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Éloge de l'ennui

 

Par ANTONIN MOERI

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“Les gens qui écrivent”, cette formule devait exercer un pouvoir de l’ordre de la fascination sur l’adolescent que je fus. Si je songe aux “écrivains” qui m’ont littéralement envoûté, ce sont les noms d’Artaud, Céline, Genet, Beckett, Walser, Thomas Bernhard, Brecht, Poe, Rimbaud, Lautréamont, Conrad, Melville qui me viennent à l’esprit.
Lorsque je mangeais avec Georges Haldas au Domingo, ses bretelles me plaisaient, sa voix, son costume noir, son rire et, surtout, ses gestes. Les bras filaient dans tous les sens. L’écrivain vitupérait contre la bêtise crasse, la médiocrité universelle et l’hypocrisie du petit-bourgeois. Il me tenait en haleine en évoquant le journal de Pavese, tel poème de Cavafy, de Giauque ou de Saba, le séjour de Hölderlin dans sa tour et le suicide de Kleist, en me faisant connaître “L’Institut Benjamenta” que Marthe Robert avait traduit en français.
Et quand nous marchions dans le Parc des Bastions ou le long de l’Arve, l’écrivain d’origine grecque m’encourageait à poursuivre mon effort jusqu’au bac. “Vous ferez ensuite ce que vous voudrez, Tomoto”. Il accordait de longues heures à l’ado perplexe qui disait s’ennuyer sur les bancs du lycée. Songeant à cet ennui qui m’allait si bien, je me demande si cette impression de vide, cette lassitude ne forment pas le terrain permettant à une conscience de s’éveiller.
C’est une question rhétorique car je suis persuadé que l’ennui est incontournable dans la construction du château de sable. Or ce sentiment est très mal vu en ces temps de bonheur obligatoire. Serait-ce un privilège de classe, comme Chesterton le disait du désespoir?

Commentaires

  • L'ennui façonne les grands esprits, c'est bien connu et c'est surtout très bien dit, Antonin. Heureusement qu'il y a l'école, au fond, pour cultiver ce terrain meuble! Merci pour ce billet.

  • Merci JMO et à bientôt. Alain m'a dit que...

  • L'ennui est incontournable, au lycée, parce que toute la science qu'on déverse au lycée est du remplissage, globalement: on n'arrive pas trop à établir de rapport entre cette science et la vraie vie. Il est donc logique de s'ennuyer. Celui qui ne s'ennuie pas avec une science présentée de cette façon, dans l'abstrait, sans lien avec la vie, est anormal: il ne vit pas, lui-même. Néanmoins, ce n'est pas irrémédiable. Toute cette culture qui n'a pas l'air bien vivante, mais donne plutôt l'image d'un empilement plus ou moins ordonné, comme au sein d'une bibliothèque d'Etat, toute cette science a en fait bien un rapport avec la vie vraie, mais le problème est pédagogique: ce rapport n'est pas clairement établi, pour les élèves. Les professeurs eux-mêmes le voient-ils, ou remettent-ils leur propre nourriture dans les oreilles de leur public après l'avoir conservée sans l'avoir vraiment digérée? C'est la question qu'on peut se poser. Je crois normal, néanmoins, de considérer qu'il est anormal de s'ennuyer, et que, dans les faits, la vie doit avoir un sens et être remplie de choses qu'on fait pour nourrir ce sens. De Gaulle disait que l'agitation vaine du peuple venait simplement de l'ennui.

  • (Et merci aux écrivains du Blogres d'être venus m'écouter la semaine dernière: ce fut une bonne surprise. J'espère que j'ai pu rendre à nouveau vivants, un tant soit peu, les écrits somme toute assez vieux de Rousseau! Mais précisément, lier de vieux écrits à des lieux qu'on connaît est une possibilité, pour créer ce lien entre la littérature classique, ou l'histoire, et la vraie vie.)

  • Sans doute l'ennui prend, aujourd'hui, une dimension critique. J’observe que souvent la contrepartie de l’ennui, sinon le remède, est présenté par le travail (la création, la production), et c’est bien là qu’il faut voir son caractère de « résistance symbolique », ainsi comme l’éloge de la paresse, l’éloge de l’ennui traduit le malaise devant le modèle aliénant de notre société. Vous avez bien parlé de conscience, n'est-ce pas ?

  • En effet, j'ai parlé de conscience, cet espace de mille possibles en chacun(e) que l'on cherche par tous les moyens à rentabiliser, à marchandiser et à transparencer. Quelle idée tout de même. En disant cela, j'ai aussitôt envie de relire La nausée. Les régions troubles de l'individu, rien de plus intéressant.
    Cette notion de "résistance symbolique" me rappelle un livre que j'ai lu il y a quelques années. L'auteur s'appelle Stiegler, je crois. Il a dirigé un temps l'IRCAM
    Me trompé-je? Joli, ce me trompé-je, ne trouvez-vous pas?

  • "L’ennui est incontournable dans la construction du château de sable."
    Voilà une phrase qui résume, je crois, tout ce que vous vouliez nous dire. Belle phrase par ailleurs. A bientôt.

  • Vous avez tout à fait raison de faire un parallèle avec La Nausée. En fait je me interroge sur l’ennui comme un révélateur du malaise de notre état de choses. Le terme de résistance symbolique je l’interprète comme le signe d’une conscience critique qui nous relie, subjectivement, a une volonté de dépassement de l’entour qui nous affecte. L’ennui étant un langage « désobéissant « aux normes euphoriques qui nous impose notre modèle sociétal. Me trompé-je ? Sûrement…:)

  • Non, vous ne vous trompez pas. Mais je n'ai pas la force de vous répondre aujourd'hui. Je sors de la Cité des métiers qui m'a scié les jarrets, tous les tendons et le bulbe.
    Peut-être un autre jour, car cette expression résistance symbolique me plaît.
    Juste ne pas oublier que j'envisageais l'ennui dans mon article comme un moment de l'existence. A présent, dès que je sens la moindre parcelle d'ennui, je m'enfuis en courant, les genoux aux oreilles, le nez au bitume.
    Il est vrai qu'à la Cité des métiers, je ne pouvais fuir, prisonnier de mon mercenariat.

  • Je m'ennuie quand tu reviens du boulot
    Que t'as la bouche toute remplie de mots
    Plus banals que ceux des journaux

    Je m'ennuie quand il faut vaille que vaille
    Subir ton consommé de volaille ...

    Ainsi parla Serge Lama !

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