Course de relais
Par ANTONIN MOERI
« Si l’on envisageait la littérature comme une course de relais jamais interrompue, il semble bien que ce serait des mains de Dostoïevski que Kafka aurait saisi le témoin », écrivait Nathalie Sarraute il y a soixante ans. Voyons de plus près le cauchemar mis en scène par l’auteur russe. L’homme blessé des Carnets du sous-sol (« cette prise de parole suffocante d’un rat qui gémit ou qui piaille au fond de son trou ») s’imagine devant un public pour proférer son long cri argumenté.
Première alerte : Je n’ai rien su devenir du tout, ni un héros ni un insecte. Seconde alerte : J’ai voulu devenir un insecte à de nombreuses reprises. L’idée de transformation revient plusieurs fois dans le discours de l’atrabilaire. Autre alerte : L’auteur compare l’homme à la conscience accrue à une souris humiliée. Une autre encore : Dans une guinguette sale, un officier déplace le héros comme s’il déplaçait une chaise. Il m’avait traité comme une mouche, une mouche vilaine et sale, la plus intelligente, la plus cultivée et la plus noble des mouches, mais une mouche que tout le monde humiliait. Un peu plus loin, c’est un lieutenant infatué qui examine notre misanthrope comme il examinerait un puceron. Et dans les bras d’une prostituée, le narrateur se représente « cette idée de la débauche, absurde, répugnante comme une araignée ». Sans oublier le ver de terre auquel il se compare, le ver de terre le plus répugnant, le plus risible, le plus minable, le plus stupide, le plus jaloux de tous les vers de terre du monde.
Insecte, mouche, souris, puceron, araignée, ver de terre. Le bestiaire est explicite et l’image de la course de relais que proposait Nathalie Sarraute pour suggérer le lien qui existe entre l’œuvre de Dostoïevski et celle de Kafka, cette image est appropriée. En tous les cas, elle me donne envie de poser un autre regard sur les fictions de Dostoïevski et sur celles de Kafka.