L'art de sous-entendre
Par Antonin Moeri
Jérôme David Salinger est né en 1919 d’un père juif et d’une mère catholique. Le New Yorker publie une de ses nouvelles vers 1950 A Perfect Dayfor Bananafish, qui eut un succès retentissant. Il s’est retiré dans le New Hampshire en 1953, où il vit reclus, refusant toute interview.
Dans un récit intitulé En bas, sur le canot, une domestique nommée Sandra prend la parole. Elle se plaint auprès d’une femme de ménage. En effet, elle doit faire attention à tout ce qu’elle dit devant Lionel, un gosse de quatre ans qui fait régulièrement des fugues. Ainsi l’hiver précédent a-t-il disparu parce qu’un gamin lui aurait dit qu’il puait. Cette fois, Lionel est allé se réfugier sur le canot du papa (la scène se passe dans la résidence secondaire des Tannenbaum).
Il refuse de rejoindre big mother qui fume une cigarette, accroupie sur le ponton, et qui use de tous les stratagèmes pour récupérer son môme. Elle aimerait en outre savoir pourquoi, une fois de plus, il s’est éclipsé. Salinger excelle à mettre en scène (en dialogues) les jeux de rôles et de mots auxquels se livrent non sans cruauté un enfant et sa mère. Alors Lionel fond en larmes. Il raconte que Sandra aurait traité papa de sale youtre, mot dont il ignore le sens ( c’est un gros truc dans lequel on met de l’eau, lui explique-t-elle). Salinger prend bien soin de laisser le lecteur imaginer la suite.
Cette manière d’évoquer l’antisémitisme plongeant ses racines dans la peur, l’insécurité, le ressentiment et la frustration, cette manière délicate, elliptique, élégante, ironique et drôle (mélange d’horreur et de rire) est d’une redoutable efficacité: elle pourrait expliquer le trouble, le ravissement et, à la fois, l’intense plaisir qui nous envahissent lorsqu’on découvre un des rares textes publiés de Jérôme David Salinger.