Scène de la vie ordinaire (14/02/2010)

Par Pierre Béguin

La scène se déroule en décembre dernier, peu avant les fêtes de Noël, au centre commercial de la Praille. Premier étage, café Martel.

Assis face à une amie d’Université que je revois régulièrement avec plaisir et la même complicité qui nous rapprochait durant nos études, je bavarde en dégustant un thé aromatisé, pour ainsi dire coupé de l’atmosphère fébrile qui m’entoure. Cette présence curieusement agitée dans mon dos, à la table toute proche, je l’avais pourtant entrevue sans qu’elle ne s’incruste vraiment dans ma conscience. Quand l’homme se lève, mon amie interrompt notre conversation pour me suggérer de vérifier les poches de ma veste, posée sur le dossier de la chaise. Je m’exécute aussitôt. Mon porte-monnaie est bien à sa place. Par précaution, je vérifie le contenu. Vide! J’aperçois alors furtivement, de dos, la silhouette franchir la porte ouvrant sur la terrasse où quelques malheureux fumeurs frappés du récent anathème démocratique bravent encore le froid pour satisfaire leur vice. Un rapide calcul mental m’indique que mon porte-monnaie contenait  environ 250 francs. Certainement, mon voleur a davantage besoin de cette somme que moi. Mais, pour dire la vérité, je suis avant tout vexé. Je n’ai tout de même pas bourlingué aux quatre coins du globe, dans des endroits souvent peu fréquentables, en ayant toujours su, à part un échec cuisant à Lima, éviter ou affronter les problèmes, pour me faire dépouiller comme un novice chez Martel à la Praille! Je dois laver l’affront. Je demande à mon amie, qui  a vu mon voleur de face, de l’identifier. Il est assis, seul, à une table, dans le froid, fumant tranquillement une cigarette, un verre vide posé devant lui. Je m’assieds à ses côtés et engage la conversation:

        Salut, ça va comme tu veux?

L’autre me regarde négligemment sans répondre, impassible. J’enchaîne:

        Tu me dois 250 francs!

Son visage ne trahit ni surprise ni émotion. A cet instant, étrangement, j’ai l’impression de m’amuser comme un gamin, comme si je venais de croquer dans ma propre madeleine et que des sensations du bon vieux temps remontaient à la surface. Mon adolescence peut-être! Je poursuis sur le même ton de ferme assurance, un sourire entendu en coin, mes yeux plantés dans les siens.

        Tu sais bien, les 250 francs que tu viens de me piquer dans mon porte-monnaie…

Sans se démonter, et toujours sans un mot, il sort son porte-monnaie, l’ouvre et en extirpe trois misérables billets froissés de 20 francs en secouant la tête.

        Pas là! dans ta veste, tes manches ou tes poches!

Cette fois, il me répond sur un ton faussement dégagé:

        Alors tu crois vraiment que je t’ai volé 250 francs!

        Je ne crois pas, j’en suis sûr! Aussi sûr que tu vas me les rendre!

A vrai dire, je ne suis sûr de rien. Mais je comprends qu’il a laissé passer sa chance. S’il s’était levé à ma première accusation, s’il était parti aussitôt, dans le doute je n’aurais probablement rien fait  pour le retenir. Maintenant, je sais que je tiens mon voleur et mon argent, c’est une question de temps. Je lui propose un marché:

        Tu me donnes mes 250 francs et on n’en parle plus, je te laisse partir.

Il secoue la tête. Il gagne du temps. Il réfléchit… La scène menace de s’éterniser mais, quoi qu’il arrive, j’ai maintenant l’intime conviction que je ne le laisserai pas filer. Il l’a compris. C’est mon amie qui va débloquer la situation. Elle s’était contentée jusque là de nous observer, debout, à deux mètres de la table, non loin de la porte, son téléphone portable dans la main:

        Bon, alors j’appelle la police. Mais avant je prends une photo…

Pratique, au fond, ces petits appareils multi fonctions! Au mot «photo», l’autre perd subitement sa tranquille assurance. Il se lève d’un bond:

        Non! pas photo! Pas de photo!

Je me lève tout aussi précipitamment pour m’interposer. On ne sait jamais…

        D’accord! Pas de photo! Mais c’est 250 francs…

Joignant le geste à la parole, je tends la main, la paume ouverte pour y recevoir l’aumône exigée. Il me regarde, se répète la somme à lui-même et se met à fouiller ses poches en se tordant bizarrement de côté, comme s’il y cherchait vainement quelque chose. Un instant, je crains qu’il ne sorte une arme. En réalité, il essaie de me cacher ce que j’entrevois furtivement. Des liasses de billets froissés en boule dans ses poches, ses manches, sous son pull, et ailleurs probablement. Quelques milliers de francs, de toute évidence. Décidément, la pêche a été miraculeuse. Voilà pourquoi il n’avait pas quitté le tea-room après avoir vidé mon porte-monnaie. Aucune raison d’interrompre une si belle moisson avant la fermeture du centre commercial! Tous ces consommateurs fébriles, les poches pleines en quête de cadeaux! Une aubaine! Mieux vaut rendre 250 francs – une broutille – et fuir avec le reste. Si j’avais su… Comme promis pourtant, la somme dûment restituée, je le laisse partir, ce qu’il fait cette fois avec une précipitation non dissimulée. Sur la terrasse, deux ou trois hommes, seuls, assis chacun à une table, fument tranquillement, l’air absent. Je me demande s’ils ne participent pas à la même moisson monétaire que mon voleur. Quelle autre raison auraient-ils d’affronter le froid aussi longtemps, devant un verre vide, en allumant cigarette sur cigarette? Je réalise soudain quel poste d’observation idéal offre cette terrasse: à travers les grandes baies vitrées, on a tout loisir de repérer, à l’intérieur, le futur pigeon sans paraître suspect. Comme quoi l’interdiction de fumer dans les lieux publics, en leur fournissant un alibi sur mesure, améliore considérablement la stratégie des voleurs. Retour de manivelle, en quelque sorte!

Sur le chemin qui me ramène à la maison, un doute me taraude l’esprit. J’essaie de comptabiliser précisément les mouvements d’argent que mon porte-monnaie a connu durant cette journée. La conclusion tombe sans équivoque: il ne pouvait en aucun cas contenir plus de 220 francs. J’avais donc volé au moins 30 francs à mon voleur…

Vous qui prenez le thé chez Martel à la Praille, si vous apercevez dehors, sur la terrasse, malgré le froid, un type assez grand, mal rasé, les cheveux en bataille, assis tranquillement à une table et fumant une cigarette devant un verre vide tout en jetant des regards en coin à l’intérieur, dites-lui que je lui dois 30 francs. Et que je les ai bus à sa santé…

 

 

 

 

 

 

 

11:06 | Lien permanent | Commentaires (29)