Du blog comme exutoire (17/09/2008)

Par Pierre Béguin

 Mon billet de lundi dernier m’a coûté un détour à jeun un peu trop matinal à mon goût du côté de Radio Cité. Pascal Décaillet s’étonnait – faisait semblant de s’étonner – de la violence de certains propos, comme de celle d’autres blogs que je n’ai pas lus, à l’encontre de Charles Beer. Qui, j’en conviens, a aussi, mais pas uniquement, le tort d’être là au mauvais moment. Je m’explique.

Dans un billet sur ce même blog, daté du 17 mars et intitulé Le Silence de la mer, j’avais exposé largement les raisons de cette colère. Personne, dans notre chère République, n’a vraiment pris la mesure de la grogne, de la rancœur, de l’amertume, du dépit, du découragement, voire, pour certains, d’un besoin urgent de quitter cette galère, qui règnent parfois dans une salle des maîtres face aux difficultés croissantes du métier et à l’absence de soutien et de reconnaissance de la part de la hiérarchie ou des politiciens, pour ne pas dire de l’opinion. Je parle essentiellement de cette tranche d’âge qui a connu la grande rupture des années 90. Qui se souvient qu’en ce temps-là, enseignant était une maladie plus honteuse encore que joueurs du Servette aujourd’hui? Jamais profession ne fut plus vilipendée. La droite libérale, portée par le vent de la pensée unique, tirait à boulets rouges sur ces sales gauchistes privilégiés et paresseux (deux mois de vacances et sécurité de l’emploi, le scandale absolu!) responsables de tous les maux de la République et, bien entendu, de l’énorme déficit de fonctionnement qui commençait à miner la santé de l’Etat (non, non, je vous assure, banquiers, entrepreneurs et milieux immobiliers n’y étaient pour rien! C’était la faute des profs répétaient inlassablement les journaux dont la santé financière dépendait, elle, uniquement des annonceurs… immobiliers). C’était l’époque où une collègue, incrédule devant ce déchaînement de mépris, envoyait au courrier du lecteur un article intitulé Je suis enseignante, dois-je me soigner? C’était l’époque où l’on pouvait lire, étalé en gros titre sur les manchettes des journaux, la ferme détermination de Martine Brunschwig-Graf, véritable dame de fer et héroïne de la patrie, de dompter les enseignants, plus féroces alors que feu les tigres du cirque Knie. C’était l’époque où l’on disait aux enfants que, s’ils ne travaillaient pas à l’école, ils seraient profs, et où l’on s’est étonné plus tard que ces mêmes enfants pussent manquer de respect à leurs maîtres, par ailleurs responsables d’un laxisme intolérable susceptible d’engendrer cet irrespect. C’était l’époque où des enseignants, qui tentaient, par la voie syndicale, d’expliquer leur position au public dans un grand quotidien genevois s’étaient vus refuser une pleine page payante sous la pression des annonceurs (d’où, plus tard, le choix du Courrier comme porte-voix). C’était l’époque où, lâchés par leur hiérarchie (un abandon qui fut perçu comme une trahison aux traces aujourd’hui encore indélébiles), méprisés par une partie de l’opinion publique, vaincus par les politiques, privés de toute forme de reconnaissance, de participation et de revendications ou égarés dans des commissions alibis par leurs dirigeants, les enseignants devinrent en quelque sorte les refoulés de l’inconscient cantonal tourmenté alors par les conséquences désastreuses de son délire spéculatif. Non, je vous l’assure, je ne verse ni dans l’emphase ni dans le lyrisme!

Le temps et l’oubli ont passé par là. Mais beaucoup d’enseignants, je le sais, n’ont rien oublié. Le 450e anniversaire du Collège de Genève, prévu en 2009, devrait être l’occasion rêvée pour revisiter ce passé et en permettre la catharsis. Une occasion à ne pas rater. Quiconque veut comprendre  le climat actuel doit aussi faire acte de mémoire. Comme devra le faire quiconque occupera la charge de ministre de l’éducation s’il entend l’exercer dans un climat apaisé. Je l’ai déjà écrit dans l’article cité en introduction, une des grandes erreurs de Charles Beer, indépendamment de ses options, fut de n’avoir pas compris cette attente, bien qu’il mît deux ans à prendre le pouls du corps enseignant. N’avoir pas compris que, dans la réclusion de leurs écoles, certains se sont forgé une image sublimée de leur profession qui n’attendait qu’une ouverture pour se manifester et compenser la rancœur d’une longue exclusion. Un blog, d’une certaine manière, c’est une forme d’ouverture. L’exutoire tant attendu. D’où, peut-être, la violence de certains propos. Des propos qu’il faudrait avoir l’intelligence de décoder avant de les condamner. Bientôt, par les blogs, les journaux online, chacun participera à l’information. Une nouvelle donne qui condamne d’ores et déjà toute politique du silence  comme celle menée par le DIP ces dernières années (l’affaire du plagiat d’un Travail de Matu, qui fit grand bruit dans les journaux, en fut, pour qui en connaît les dessous, un exemple édifiant). Si tout se savait, désormais, pour le meilleur ou pour le pire, tout peut se dire. A chaud. Inutile de brandir un quelconque devoir de réserve quand il est si facile de le contourner. Aux politiciens et dirigeants de s’adapter.

Du blog comme exutoire. Et celui qui, du responsable politique au citoyen, considérerait ce postulat avec hauteur et dédain, pensant qu’il s’agit là d’un défoulement à peine digne d’un préau d’école primaire, n’aurait strictement rien compris à ce que je viens d’écrire…

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