Le français bubble gum (03/06/2008)

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PAR ANTONIN MOERI


Les Editions Milan eurent l’excellente idée de publier en 2005 un livre que j’adore : Le nouveau charabia. De quoi s’agit-il ? Dans une première partie rédigée avec un humour gaulois, Pierre Merle s’amuse à décrire l’esbroufe langagière qui sévit depuis une vingtaine d’années dans les différentes couches des sociétés francophones. Ainsi y découvre-t-on que le petit fonctionnaire en mal d’amour ne va pas aux « putes » (terme trop cru, trop brutal, véhiculant l’abominable vision machiste), mais que notre sympathique représentant de commerce « assume sa sexualité sans passer par l’affectif ». Utilise-t-on cette exquise périphrase pour désigner plus clairement une réalité ou pour donner plus de prix à sa propre personne, pour signaler la conformité et la rectitude de sa « propre »pensée ? Balzac pensait, à son époque déjà, que cette posture langagière prêtait à celui qui l’adoptait « je ne sais quoi d’amphigourique qui lui donne une supériorité soudaine ».
Ne pas nommer les choses est un vieux réflexe mais, en ce début de XXIe siècle, il s’est répandu de manière significative. Revenons au petit fonctionnaire en mal d’amour. Il ne choisira pas telle ou telle prostituée pour découvrir l’obscur objet de son désir, réaliser ses fantasmes, calmer momentanément une faim dévorante, il ne s’attardera pas sur les formes enchanteresses de celle qu’on appelle Nikki, sur la couleur, la longueur et la souplesse des cheveux de celle qu’on appelle Ondine, il devra monter à l’étage avec une « travailleuse du sexe ». Si, selon le Robert, « la prostituée se livre au désir sexuel d’autrui pour des motifs d’intérêt », je me demande ce que pourra bien offrir la travailleuse ? Je dois avouer que mon désir s’étiolerait. Mais c’est peut-être à l’abolition du désir qu’oeuvrent la « travailleuse du sexe » et l’horrible expression qui la désigne.
La seconde partie du livre est constituée d’un savoureux lexique. Je vous conseille cette petite croisière. Vous naviguez de l’altérité constructive à l’internat de proximité, des emplois dormants aux règles du vivre ensemble, du révisionnisme domestique au relationnel d’enfer, des polars sociopathiques aux constructions innovantes. On y trouve également de succulentes formes verbales : fédérer des mécontentements, désinventer, développer son exponentiel de jouissance, mettre en œuvre un savoir-être, gérer l’après sans oublier l’incontournable  « gérer en interne » très répandu dans les écoles publiques genevoises, où la « culture de bâtiment », c’est-à-dire la culture d’entreprise, est vivement encouragée par l’actuel ministre dit de l’Instruction Publique. On est effectivement loin du « parler simple et naïf, tel sur le papier qu’à la bouche », dont parlait Montaigne.

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