Peur et culpabilité (13/09/2020)

Par Pierre Béguin

Il n’est pas, depuis quelques décennies, une seule idéologie qui ne se soit efforcée de s’imposer dans la conscience collective autrement que par la peur et la culpabilité. Non pas que cet état de fait soit nouveau en soi – ce sont de vieilles stratégies –, mais il l’est par son uniformité: peur et culpabilité sont devenues les deux uniques mamelles incontournables où vient se nourrir tout mouvement «idéologique» désireux de marquer de son empreinte le monde moderne, et d’influencer selon ses intérêts (le pouvoir et l’argent, bien entendu) la politique actuelle par la manipulation des masses.

Cette stratégie, il faut bien en convenir, est diablement efficace. L’émotion, lorsqu’elle est remuée par l’aiguillon de la peur et de la culpabilité, balaie toute forme de raisonnement, d’argumentation, de bon sens. Mieux: toute argumentation visant à s’opposer aux vents fous des délires du temps devient une preuve même de culpabilité. Pourquoi argumenter si ce n’est pour se défendre? Et pourquoi se défendre si ce n’est par conscience exacerbée de sa culpabilité?

Ainsi, la théorie des privilèges a d’ores et déjà désigné tout un pan de la population comme coupable par essence. Non pas, donc, par ce qu’elle a fait, mais simplement par ce qu’elle est. Tout le monde a compris maintenant que, au sommet de la pyramide du Mal, trône le mâle blanc hétéro de plus de cinquante ans, incarnation du capitalisme décadent et, donc, ontologiquement coupable, et que toute forme d’argumentation sortant de sa bouche sera immédiatement qualifiée de «nauséabonde», selon le terme en vigueur dans le politiquement correct. En clair, que cet ignoble mâle essaie de se défendre ou de faire entendre son point de vue, on vous dira que ce vieux «macho facho conservateur» pue de la gueule. Et on ne discute pas avec quelqu’un qui pue de la gueule. D’autant plus que la référence aux «sales odeurs buccales» sous-entend métaphoriquement une sorte de lien occulte avec de vieilles théories fascistes qu’on croyait définitivement enterrées.

Plus récemment, les stratégies de la peur et de la culpabilité ont ajouté d’autres termes pour disqualifier leurs opposants. Puisque ces derniers ont le tort de douter, et parfois même d’argumenter, on repérera très vite dans leurs discours des signes évidents de complotisme typiques du dissident d’extrême droite, apocope de fasciste. On ne vous dira jamais vraiment pourquoi tel argument est caractéristique du discours «dissident complotiste d’extrême droite», ni même ce qu’est exactement ce complot, mais on vous laissera entendre que de nombreuses analyses scientifiques l’ont prouvé par A plus B.

Un exemple édifiant de ce mécanisme est illustré par la venue de Robert Kennedy Jr. à la grande manifestation contre les politiques sanitaires autoritaires dans les rues de Berlin, le 29 août dernier. S’adressant à la foule, le neveu de l’un et le fils de l’autre, tous deux assassinés, convoque dans son discours Hermann Göring, citant des paroles que le nazi aurait prononcées, lors du procès de Nuremberg, en réponse à ses juges qui lui demandaient comment les Allemands avaient accepté cette horreur: «C’est une chose facile, ça n’a rien à voir avec le nazisme, cela a à voir avec la nature humaine. Vous pouvez le faire dans un régime nazi, dans un régime socialiste, dans une monarchie ou une démocratie: la seule chose dont un gouvernement a besoin pour transformer les gens en esclaves, c’est la peur». Et les détracteurs de s’en donner à coeur joie: on n’aurait retrouvé aucune trace de ces paroles lors du procès de Göring, preuve que Kennedy fils et neveu est un imposteur. Et d’ailleurs, c’est bien connu, il est un coutumier du fait! On admet certes du bout des lèvres que le dirigeant nazi aurait bien dit quelque chose d’analogue, mais à un journaliste dans sa prison, ce qui bien sûr change tout! Et d’ajouter dans la foulée que ce genre de déformation – pour ne pas dire de désinformation – est typique de la stratégie complotiste, que c’est même à cela qu’on les reconnaît, les complotistes! Voilà donc Robert kennedy Jr. disqualifié en rejoignant la cohorte ridicule des complotistes à l’imagination infantile! Voilà surtout une citation sur laquelle on aura évité de réfléchir… Peu nous chaut – comme disait André Gide (traduction: on s’en fout royalement) – que cette référence soit en partie inexacte, ou sortie de son contexte, ou même – pourquoi pas – inventée: ce qui compte, c’est sa pertinence. Mais en disqualifiant l’émetteur, on a disqualifié le message.

Oui: qui a envie d’être taxé de dissident adepte des théories du complot, lié à l’extrême droite et nourri de propagande fasciste? Pas moi, en tout cas. Même si, en écrivant ces quelques lignes, je cours le risque qu’on m’affuble de ces qualificatifs. Et bien que je m’en estime à des centaines de lieues, tenter de le prouver en argumentant ne fera guère qu’asseoir ma culpabilité. Il ne me reste plus qu’à m’agenouiller, prêter le flanc au fouet, prier et implorer le pardon pour des fautes que je n’ai pas commises mais qu’on m’impute pour ce que je suis, un homme blanc hétéro de plus de cinquante ans qui essaie de garder raison et bon sens dans le délire ambiant, qui ne se soumet pas aveuglément à la doxa, aux théories ou décisions souvent absurdes – reconnaissons-le – qu’on veut imposer à l’ordre public. Non! Je ne suis ni complotiste, ni dissident, ni d’extrême droite, seulement un citoyen qui exerce son droit – voire son devoir – de réflexion dans les limites des libertés que lui accordent les règles démocratiques, pour peu qu’elles existent encore. Alors, dites-moi, qui est le complotiste? qui est le fasciste? Celui qui veut, par la peur et/ou la culpabilité, et bien entendu sous l’étendard de la «bonne» cause, instaurer un ordre mondial autoritaire et contraignant, ou celui qui se cramponne tant bien que mal aux quelques libertés que certaines nations n’ont pas encore totalement abolies?
«Je veux que vous paniquiez!» (I want you to panic!), nous rabâche Greta, un slogan qui incarne la caricature même de cette peur invalidante qu’on tente de nous inoculer par tous les moyens, tout en faisant l’économie d’arguments un tant soit peu élaborés. Désolé! Moi, ce n’est pas du CO2 dont j’ai peur, mais de ceux qui ont oeuvré comme caisse de résonance, et dans leur seul intérêt, pour que cette menace parvienne aux oreilles des masses, les formatant ainsi à un comportement d’état de guerre permanent qui justifie une soumission sans réserve à l’autorité, et levant dans la foulée des hordes de prosélytes chargés de moraliser l’ordre public et culpabiliser les sceptiques. Le philosophe anglais Thomas Hobbes nous l’a enseigné il y a déjà près de 4 siècles (cf. Léviathan, 1651): au commencement était l’Effroi. Gouverner, c’est donc gouverner par la peur, grâce à la peur. On pourrait ajouter: tout comme manipuler, c’est manipuler par la culpabilité, grâce à la culpabilité...

Voilà pourquoi l’invention la plus diabolique de ces dernières décennies, c’est sans conteste le politiquement correct auquel viennent s’alimenter maintenant toutes les «idéologies» qui vocifèrent sous l’étendard du Bien, ces nouvelles machines à criminaliser en perpétuelle croisade ou ingérence humanitaire. Pour combattre ces Tartuffe du XXIe siècle, l’argumentation, si elle est nécessaire, n’est de loin pas suffisante. Et elle cède trop souvent à la faiblesse d’entrer dans le jeu de l’adversaire alors qu’elle devrait s’en extraire. Il faut du courage et du talent dans la provocation, dans la dérision, dans l’humour, pour les ébranler. Cela laisse peu de candidats aptes à l’affrontement, hélas!

Lorsque des comiques, des artistes, des écrivains, des journalistes oseront ouvertement le politiquement incorrect, comme on le pratiquait naturellement, sans conscience d’une transgression, dans les années 70, les politiciens suivront et l’ennemi, privé de son principal ressort, vacillera. Par les temps qui courent, cette issue – si issue il y a – paraît encore bien lointaine.

J’ai parfois le sentiment déprimant que la partie est déjà perdue. Pour le moins, que, de mon vivant, je n’aurais pas la joie d’assister à une débâcle du politiquement correct que je souhaite cependant par tout ce qu’il reste de libre et d’intelligent en moi...

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