Éric Bulliard : Prix Édouard Rod 2017 (Laudatio) (17/09/2017)
par Corine RENEVEY
Nicolas Bouvier : Si c'était la solitude que j'étais venu chercher ici, j'avais bien choisi mon île.
C’est toujours un plaisir de parler des livres qu’on aime surtout si c’est un livre, comme celui d’Éric Bulliard, qui nous transforme.
Dans le Poisson-scorpion, Nicolas Bouvier nous décrit l’île paradisiaque de Ceylan comme une émeraude accrochée au cou de l‘Inde, pourtant l’auteur nous met en garde, dès les premières pages, car il existe des lieux, qui malgré leur beauté, sont maléfiques. Ils agissent sur nous et il faut alors les quitter à tout prix. On se souvient que Bouvier s’échappera in extremis de son île comme d’une prison qui était en train de lui « brûler les nerfs ». J’imagine que Saint Kilda est peut-être un de ces lieux à la fois enchanteur et infernal.
Parti en 2014 dans l’archipel des Hébrides, au large de l’Écosse, Éric Bulliard entremêle à ses notes de voyage, les épisodes marquants de l’histoire de ses habitants, de leur installation comme vassaux de l’intendant MacLeod de Harris dès le Moyen-Âge à leur demande d’évacuation en août 1930. Tous épuisés tant la vie y était devenue impossible. L’évacuation de l’île est d’ailleurs un des seuls cas où une population abandonne sa terre ancestrale, la jugeant trop hostile, pour s’expatrier vers une terre plus accueillante. Saint-Kilda est désormais un lieu inscrit au patrimoine de l’UNESCO comme le site naturel et historique le plus inaccessible au monde.
Dans ce premier roman, Éric Bulliard superpose plusieurs époques de l’histoire de Saint-Kilda, faisant surgir les fantômes du passé tout en scrutant les étonnants paysages, du cimetière aux cleits — ces vestiges des temps anciens, composés de pierres plates en forme de dôme et recouverts de gazon qui servaient à stocker la nourriture et à abriter les moutons en hiver. Au fil des siècles, les Saint-Kildiens se sont pourtant habitués au climat rude, aux orages fréquents et à la mer si peu clémente que les bateaux ne peuvent y accoster.
Coupés du monde extérieur, les îliens ont appris à s’organiser sans chef ni hiérarchie. La notion même d’individu y est relative, tellement ils sont solidaires et unis jusque dans la mort.
La tradition veut que chaque année, pour assurer l’apport en protéines de la communauté pendant l’hiver, on désigne les plus valeureux pour aller chasser dans les colonies de fulmars sur l’île voisine de Stac an Armin, le plus grand sanctuaire d’oiseaux de l’Atlantique nord pendant la période de reproduction. Ces hommes, juste accrochés à une corde au bout d’un pieu, dévalaient la falaise escarpée en pêchant avec une canne des centaines d’oiseaux et pillant leurs nids.
Éric Bulliard raconte qu’en 1727, des chasseurs, partis pour 10 jours sur l’île de Stac an Armin, resteront 9 mois bloqués sur les arêtes de cette falaise surgie des mers à attendre le bateau de retour.
« Ils ont passé tout un hiver, les dos collés à la pierre glacée, les mains et les pieds croutés de sang. Ils ne pensent plus, même Calum se tait désormais. Ils survivent encore un jour, puis un autre, et un autre, espèrent un rayon de soleil ou au moins une accalmie, que le vent arrête de nous hurler sa haine et la pluie de nous fouailler les joues brûlées par le froid (p. 67). »
Pourquoi n’est-on pas revenu les chercher ? Dans cette interminable attente, on a le temps d’imaginer quelque drame qui aurait pu expliquer l’abandon. Mais ni le désespoir, ni l’ennui, ni l’immobilité de ces hommes n’auront raison de leur instinct de survie. Ils tiendront bon alors qu’il leur suffisait de lâcher prise pour en finir.
« Ils restent là parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire, par instinct, plus animaux qu’humains (p. 68) ».
La vérité, ils l’apprendront quand, une fois sauvés par l’arrivée du bateau de l’intendant MacLeod of MacLeod, les valeureux chasseurs comprendront que leur communauté a été décimée par l’épidémie de variole suite à un contact avec le monde extérieur. Les îliens n’avaient apparemment pas développé de système immunitaire contre le virus.
De tels exemples montrent bien que Saint-Kilda n’a rien d’un paradis terrestre, bien au contraire. Et que son histoire est une longue série d’évasions, de fuites, d’échappatoires, car la nature, qui est au cœur de la vie des îliens, reste indomptable et résiste à toute forme d’implantation humaine. Aucun arbre ni aucune plante n’y poussent malgré les persistantes tentatives d’y cultiver un potager. Seule la religion y trouvera un terreau fertile et les îliens, restés pour la plupart illettrés, vont devenir de fervents croyants.
Peut-être que la configuration de cet archipel y est pour quelque chose ? L’impression d’être entouré de falaises abruptes et verticales, d’y être enfermé comme dans l’enceinte d’une prison où l’on s’en remet à Dieu ? Éric Bulliard risque la comparaison avec Alcatraz et les îliens deviennent alors, la métaphore de la condition humaine : forçats des temps reculés, soumis au bon vouloir des seigneurs, que la fuite vers la civilisation libèrera de la servitude à la fois naturelle, morale et religieuse.
Mais seront-ils maîtres de leur destin une fois qu’ils auront fui la malédiction de leur naissance ?
Dans la seconde partie du livre, Éric Bulliard brosse de magnifiques portraits de ces exilés, tels Ewen Gilies — un des 17 survivants de la traversée du Priscilla. Chercheur d’or en Australie, puis en Californie, il s’établira finalement au Canada.
L’auteur évoque aussi le sort des étrangers importés sur l’île, avant tout des évangélistes plus ou moins « dégueulasses » tels que John MacKay, « une sorte de gourou, trop heureux d’assouvir sa volonté de puissance, mais malheureusement sincère, probablement, dans sa folle dévotion ». Ou le moderne Neil MacKenzie qui montre l’usage des tables, alors que les îliens mangeaient à même le sol. Ou l’instituteur Dugald Munro dont la femme apprend aux villageoises à tricoter autre chose que des chaussettes et qui participeront tous deux à l’évacuation de 1930.
On sent, au fil de la lecture, naître la colère de l’auteur. Et la nôtre aussi. D’abord ténue, puis implacablement puissante lorsqu’il s’agit d’évoquer l’injustice au cœur de cette histoire : la déportation au fil des siècles de plusieurs centaines d’êtres humains dans le but de peupler une terre humide où « seule la peau est imperméable », et de servir un seigneur lointain et protecteur.
Et l'on est envoûté, à la lecture du livre, convaincu que la nature est plus forte que l’homme, qu’elle vomit toutes les tentatives de la dompter, que le rire moqueur des oiseaux rend cette injustice encore plus insupportable et qu’il était essentiel et responsable de rétablir une forme d’égalité, de justice en rapatriant la communauté de Saint-Kilda sous des cieux plus hospitaliers, plus … civilisés.
Ce livre rend donc hommage à ces habitants qui, au moment du grand départ, laissèrent allumé le feu dans les cheminées et ouverte, la bible, à la page de l’Exode.
Pour terminer, c’est un livre qu’il faut lire car l’auteur nous fait part d’un voyage périlleux bien que sans danger réel pour les lecteurs si ce n’est celui d’être touché au cœur, comme ces journalistes qui nous attirent dans l’œil du cyclone, qui prennent des risques parfois inconsidérés pour nous donner à voir les forces puissantes et quelquefois maléfiques de la nature.
- Éric BULLIARD, L'Adieu à Saint-Kilda, Charmey (FR), Éditions de l'Hèbe, 2017, 235 p.
12:11 | Lien permanent | Commentaires (0)