L'écrivain est un musicien raté (26/03/2017)
Par Pierre Béguin
Pierre Jean-Jouve a beaucoup écrit sur la musique. Il a aussi beaucoup écrit à partir de la musique («Jeune fille», par exemple, est directement inspiré du concerto pour violon «A la mémoire d’un ange» de Alban Berg). Il est loin d’être le seul. D’autres l’ont précédé ou suivi: Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Baudelaire, Huysmans, Proust, Jaccottet, et j’en passe. Tous – mais Pierre Jean Jouve plus encore – semblent considérer l’art musical comme l’Art majeur par excellence, bien au-dessus de la peinture ou de la littérature. C’est que la musique répond parfaitement à cette tentation de l’Art pur vers lequel tend chaque artiste comme les vagues tendent vers la grève. Un art dépouillé des scories du réel et de la nécessité du sens inhérent à la littérature. La musique est «sans objet», elle ne représente rien d’autres qu’elle-même, elle est cet art autoréférentiel – intransitif, selon la formule de Roland Barthes – que la littérature – plus spécialement la poésie – a voulu devenir au plus fort du symbolisme. Le fameux «Je suis hanté, l’azur, l’azur, l’azur, l’azur» de Mallarmé le souligne avec autant de force que d’impuissance, lui qui, loin d’atteindre l’absolu – l’azur – se voit finalement contraint de «creuser par veillée une fosse nouvelle Dans le terrain avare et froid de (sa) cervelle». Une note peut être pure, un mot non. D’où la frustration de l’écrivain. (Encore que… Si, dans l’exercice de son art, le poète ressent fortement la frustration de la pureté, je me demande si certains musiciens ne ressentent pas parfois la frustration du sens, Wagner par exemple…)
Jouve exprime merveilleusement cette conception de la musique comme Art pur dans ces vers de Ténèbre: «La plus grande vertu s’attache à la musique (…) Il est alors une puissance d’être Par le son absolue et sans objet, beauté Nouvellement beauté sans toucher notre vie Propre sinon la fibre obscur du noir cœur». La musique est une pensée qui chante, bien supérieure à la pensée qui argumente (une hiérarchie que La Fontaine désignait déjà par le «parler doux» bien supérieur au «parler vrai»). Et l’on comprend pourquoi Jouve, dès 1921, a renié son œuvre parce qu’elle ne «chantait» pas assez. Il voulait une poésie qui chante, non une poésie qui «signifie»: «Le poète en moi a toujours envié les musiciens», avoua-t-il.
Si la musique peut convoquer en chacun de nous du réel – des images, des souvenirs – elle le fait surgir du «noir cœur», selon l’expression de Jouve, mais sa fonction n’est pas de le désigner objectivement. Comme le prétend Philippe Jaccottet: «La beauté musicale nous paraît à la fois la plus haute et la plus dérobée. On ne peut s’interdire pour autant de relever ce défi, de risquer des approches, des images (il le faut bien!), quitte à les jeter ensuite par-dessus bord, non sans avoir exaspéré les vrais musiciens». Car les «vrais musiciens», selon Jaccottet, sont précisément ceux qui refusent à la musique tout référent au réel, qui opèrent une césure radicale entre la note et le sens. Et le poète vaudois de préciser que certaines œuvres musicales nous procurent cette sensation intense d’être enfin parvenus «à la maison, dans la patrie, comme si on avait trouvé la demeure parfaite». Si, comme le prétend Proust, l’homme n’a de rapport au monde que par l’Art, qu’au travers de l’Art, alors la musique est la médiatrice par excellence, mais d’un monde sublimé.
La tentation de la musique donc, c’est la tentation de l’art pur, l’élévation de Baudelaire, l’azur de Mallarmé. Une expérience d’un monde hors du monde – anywhere out of the world – hors «du domaine de la lutte». Le poète, lui, sait que son art n’est pas pur, et que toute tentative de pureté par les mots – même si l’on exclut «les mots de la tribu» – est vouée à l’échec. Offrez à un écrivain le talent musical en contrepartie et je parie qu’il renoncera aux mots pour les notes. L’écrivain est un musicien raté…
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Pour tout dire, c’est la lecture du dernier roman d’Alain Bagnoud, Rebelle, qui a initié cette réflexion. Un village valaisan – Saint-Luc – où ont échoué une galerie de personnages en échec dont un écrivain oublié et aigri, Joseph Dalin, et un musicien de blues à la gloire flétrie, Bob Marques. Entre les deux, entre les mots et les notes, un jeune journaliste, Jérôme Saint-Fleur – à la dérive lui aussi – en quête d’un père qu’il n’a pas connu. Mais Saint-Luc ne signifie rien. Pour Jérôme, la véritable maison, l’unique patrie, «la demeure parfaite» selon la métaphore de Jaccottet, reste la musique (il avait «un groupe de musique qui a foiré»). Journaliste, Jérôme est pourtant du côté des mots, mais les mots mènent à l’impasse (il est sur le point d’être licencié – la presse se meurt – et Dalin – autre incarnation des mots – a sombré dans l’oubli – la littérature se meurt aussi). Les mots, et la pseudo vérité qu’ils pourraient colporter, Jérôme finira par les brûler. C’est du côté de la musique que vient l’ouverture: invité par Marques à des sessions, puis à une tournée, Jérôme, qui subit son existence et le poids que font peser sur elle ses deux femmes – sa mère et son amie – retrouve enfin, la guitare en mains, enthousiasme, vitalité et raison de vivre: «Mes soucis se sont évanouis dès que j’ai replongé dans la musique. Immersion, puis navigation, le périscope dressé, pour former l’escadre». Le périscope dressé! L’escadre! Le mâle castré par ses deux femmes, le temps d’une session, la main sur le manche d’une Gibson, a rejoint «sa demeure parfaite». Car la véritable quête pour Jérôme, bien davantage que celle du père, est celle d’un rapport au monde par l’art. Entre l’écriture et la musique, son choix est fait. Et par-delà la jouissance du narrateur décrivant par le menu, et jusqu’à l’orgasme, cette sorte de partouze musicale qu’est la session avec Marques, c’est celle de l’écrivain Bagnoud que l’on devine: «J’ai fait sonner des accords de septième qui leur ont servi d’ancrage. Ils ont tourné autour de moi avant de se relancer (…) M’enhardissant, j’ai secondé la guitare de Bob quand est venue une période où il se cherchait. La basse grognait, pleine d’une fureur attentiste. Ça s’est déchaîné encore. Marques nous a jeté un coup d’œil pour introduire le point d’orgue final…» Bagnoud s’en rend-t-il compte? Lorsqu’il s’attarde avec délectation sur une longue description d’une blues session, ce n’est pas seulement le personnage narrateur mais toute l’écriture qui se métamorphose: plus sexuelle, plus tendue, plus énergique, s’édifiant sur un champ lexical évocateur qu’on ne retrouve pas ailleurs. Pas de doute! En parlant musique – et bien davantage qu’à Saint-Luc – Alain Bagnoud a rejoint sa "demeure parfaite". Serait-il lui aussi écrivain parce qu’il est un musicien raté?
D’autant plus que, dans un roman précédent, Le Blues des vocations éphémères, Bagnoud nous livre un schéma identique. Et même si le narrateur, ici, ne joue pas au côté d’une ancienne gloire du blues qui fut à la fois son idole et un substitut de figure paternelle, même s’il doit se contenter d’un orchestre de bal local à jouer des standards de rock, il éprouve la même jouissance à plaquer des accords ou à enchaîner les solos tout en matant les filles qui dansent. Car la guitare, c’est un membre en érection, «périscope dressé» on en jouit comme de son sexe: «Puis je ne regarde plus rien car c’est mon grand moment: le solo de guitare. Déchaîné forcément. Pythiatique. Ça marche. Je le prolonge, alignant des effets (…) Accords finals. Applaudissements du public. Je me dis que c’est en mineur ce que je pourrais vivre plus tard quand je serai sur une vraie scène devant une assistance déchaînée.» La musique ou l’écriture? A la fin, contrairement à Jérôme, le narrateur choisira les mots «puisque la magie et le sens sont dans la langue. Que sans elle, la vie est livrée à l’informe et au temps…» Il aurait pu ajouter: «puisque je suis un musicien raté». Il ignorait alors que le véritable sens réside dans la pensée qui chante, pas dans celle qui «signifie». Jérôme, lui, l’a compris…
Alain Bagnoud a sûrement dû faire sienne cette phrase de Pierre Jean Jouve et s’avouer un jour, comme je l’ai fait moi-même, que «l’écrivain en lui a toujours envié les musiciens». A la lecture de Rebelle, aux passages où il est question de musique – et je suis convaincu que cette conclusion plaira à Bagnoud – c’est cette phrase de Michel Schneider (in Glen Gould, piano solo) qui m’est venue à l’esprit et qui, comme une suite d’échos, a prolongé la présente réflexion: «La musique en nous est ce qui n’est pas tout à fait au monde. Pas même le monde dénué, dénudé: l’absence de ce monde». Pour le moins, cette citation aux accents mallarméens devrait convenir au narrateur de Rebelle…
Alain Bagnoud, Rebelle, éditions de l’Aire, 2017
08:25 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
La pensée qui chante, mais aussi la musique qui s'image, c'est la poésie. La poésie est à la fois musique et image. Le mot est vide, mais la métaphore accroche de la substance.
Écrit par : Rémi Mogenet | 26/03/2017