Désir d'immortalité (11/12/2016)
Par Pierre Béguin
Dans L’immortalité, Milan Kundera met en scène une rencontre entre Goethe et Hemingway, dialoguant sur les chemins de l’au-delà. Rien, mais absolument rien de commun entre Goethe et Hemingway, me direz-vous! Il faut croire que, dans l’au-delà, Goethe (comme chacun d’entre nous, je suppose) préfère deviser avec d’autres voix que celles – Herder, Höderlin, Bettina – qu’il a entendues sa longue vie durant. Quoi qu’il en soit, comme Hemingway se plaint des innombrables biographies plus ou moins fantasques qu’on lui consacre, Goethe lui répond: «C’est l’immortalité, que voulez-vous. L’immortalité est un éternel procès». Et Hemingway de renchérir: «L’homme peut mettre fin à sa vie. Mais il ne peut mettre fin à son immortalité. Une fois qu’elle vous a pris à bord, vous ne pouvez plus jamais redescendre, et même si vous vous brûlez la cervelle, comme moi, vous restez à bord avec votre suicide, et c’est l’horreur. J’étais mort, couché sur le pont, et autour de moi je voyais mes quatre épouses accroupies, écrivant tout ce qu’elles savaient de moi, et derrière elles était mon fils qui écrivait aussi, et Gertrude Stein était là et écrivait, et tous mes amis étaient là et racontaient tous les cancans, toutes les calomnies qu’ils avaient pu entendre à mon sujet, et dans toutes les universités d’Amérique une armée de professeurs classaient tout cela, l’analysaient, le développaient, fabriquant des milliers d’articles et des centaines de livres…» Des biographies et des cancans, et encore des cancans et des biographies… Mais qui s’intéresse encore aux livres du célèbre romancier américain?
Voyant Hemingway trembler, Goethe lui prend la main et, pour le calmer, lui raconte son dernier rêve. La scène – assez confuse précise Goethe – se déroule dans une petite salle de théâtre de marionnettes où l’on joue son Faust. Mais quand l’écrivain regarde la scène, il s’aperçoit que la salle est vide. Embarrassé, déconcerté, il regarde autour de lui et reste cloué de stupeur: tous les spectateurs se sont regroupés derrière la scène et, les yeux écarquillés, l’observent avec curiosité. Quand leurs regards se croisent, tous se mettent à l’applaudir. Alors, horrifié, Goethe comprend que ce n’est pas le spectacle qui intéresse les gens, mais lui-même; non pas Faust mais Goethe! Et il sait que, dorénavant, plus jamais il ne se débarrassera d’eux, qu’ils seront toujours là à le regarder, éternellement, lui et non pas son œuvre… cette œuvre qu’il voulait immortelle et qui n’aura rendu immortel que son créateur. Car l’œuvre importe peu, c’est celui qui a gagné une parcelle d’immortalité qu’on veut toucher, l’idole, l’immortel susceptible de transmettre une once de ses pouvoirs surnaturels (John Lennon se plaignait de ce que des handicapés interpellaient les Beatles pendant leurs concerts pour réclamer un miracle, comme d’autres deux mille ans plus tôt, interpellaient Jesus).
Soif de célébrité, désir d’immortalité. Stars mégalomanes et paranoïaques, fans obsessionnels, célébrités de pacotille, voire tueurs en série en quête de reconnaissance ou fanatiques prêts à se faire exploser pour une infime parcelle d’immortalité. Epidémie du monde moderne, décuplée par les réseaux sociaux et internet: plus besoin de construire une œuvre, désormais inutile là où quelques mots peuvent suffire. La création? «Non mais, allô quoi!» On est célèbre parce qu’on parle de soi – qu’on sait faire parler de soi –, non pas parce qu’on a fait quelque chose qui justifierait cette célébrité. Des cancans, toujours des cancans! Et puis, après une certaine somme de cancans, une biographie, peut-être… Aucun lien nécessaire entre mérite et succès: si les êtres célébroïdes d’avant internet n’étaient souvent rien d’autre que des artefacts culturels générés par des stratégies médiatiques dans le but de satisfaire des intérêts économiques, chacun peut maintenant, à coups de provocations, d’attitudes scandaleuses (célébrité et transgression sont dorénavant intimement liées), se construire gratuitement sa propre célébrité et assouvir son désir d’immortalité… un court instant. Célébrité, immortalité pour tous! Paradoxe: dans un monde cultivant le style individuel comme antidote au nivellement qu’entraîne le principe de l’égalité démocratique, l’importance croissante de l’image, voire du scandale, dans la vie quotidienne illustre parfaitement l’essor de la société de masse: la nécessité narcissique de se distinguer pour être distingué.
Quand j’ouvre mon ordinateur, je suis assailli d’informations futiles sur des célébrités qui n’ont strictement rien produit pour justifier ce statut, et dont je n’ai personnellement jamais entendu parler. Alors je songe à ce dialogue dans l’au-delà entre Goethe et Hemingway, au rire du romancier américain devant l’incroyable accoutrement du grand poète allemand que Kundera lui a confectionné pour la circonstance: visière verte sur le front, fixée autour de la tête par une cordelette, emmitouflé dans un énorme châle multicolore, avec ses pantoufles aux pieds… «C’est à cause de Bettina que je suis ainsi accoutré, se justifie Goethe (car l’amour de Bettina pour le grand poète n’était, encore et toujours, rien d’autre qu’un désir d’immortalité). Partout où elle va, elle raconte son grand amour pour moi. Et je sais qu’elle trépigne de colère de me voir déambuler ici sous cet aspect: sans dents, sans cheveux et avec cet objet grotesque au-dessus des yeux… »
Ridicule! Au fond, sur internet ou ailleurs, ça ressemble à cela, l’immortalité…
L’immortalité, Milan Kundera, Ed. Folio, 1990
08:30 | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Ces spectateurs qui observent Goethe évoquent en moi le lourd échec du christianisme qui a chéri Jésus, un homme en fait à peu près inconnu sans forcément trop saisir voire apprécier (points de vue à ce sujet sur et en ces blogs) l'enseignement dit évangélique.
On peut aussi partir à partir de soi-même pensant à la mort immortalité ou pas.
Ainsi, pour un ressenti, je cherchai qui dans mes parents, amis ou connaissances correspondrait à ce Jésus par épisodes homme de lac et de barques.
Je parvins jusqu'au souvenir du parrain d'une personne de ma famille qui avait une petite entreprise de fabrications de bateaux et barques.
Invitée chez lui, en vacances, il m'apprend à ramer en plaçant la barque dans le (bon) sens du courant lequel nous porte...
Cet homme, en mon souvenir, un marin.
Une chanson concernée Le cuirassé Potemkine qui pourrait attaquer une embarcation et la détruire, hésite, puis rebroussant chemin s'éloigne parce que chante Jean Ferrat "marin ne tire pas sur un autre marin"!
ce qui est en cet instant du chant particulièrement émouvant.
C'est ainsi que ce parrain qui n'a rien à voir avec certains parrains de Marseille présentement apparaît sous un nom de famille, qui en dit long par les deux qualités suivantes
franc fort: un marin
alors qu'il est mort il y a environ une trentaine d'années.
Écrit par : Myriam Belakovsky | 12/12/2016