Meurseult contre enquête (22/03/2015)

Par Pierre Béguin

 

Quel écrivain ne fut pas une fois au moins tenté par le détournement – ou la continuation – d’une œuvre canonique de la littérature? D’imaginer le destin de la fille d’Emma Bovary par exemple, ou de suivre Etienne Lantier un matin de printemps, aube symbolique des temps nouveaux, au moment où il laisse derrière lui les corons de Montsou pour mener vers Paris de nouvelles luttes? Ou encore de donner une identité, une histoire, un frère et une mère à l’Arabe anonyme tué par Meurseult de cinq coups de feu, un dimanche après-midi dans la banlieue d’Alger, au cours d’une promenade sur la plage? Vous savez, cet Arabe sans état civil, fantomatique et involontaire incarnation du colonisé, dont l’assassinat ne compte même pas dans l’acte d’accusation énoncé contre son désormais célèbre assassin français.

 

Depuis 1942, cet Arabe attendait au cœur du roman de Camus qu’un écrivain lui (re)donnât vie. Réparation est faite depuis l’année dernière. Kamel Daoud, journaliste, chroniqueur au Quotidien d’Oran, lui consacre son premier roman. Désormais, l’Arabe s’appelle Moussa (en écho à Meurseult) : «Tu peux retourner cette histoire dans tous les sens, elle ne tient pas la route. C’est l’histoire d’un crime, mais l’Arabe n’y est même pas tué – enfin il l’est à peine, il l’est du bout des doigts. C’est lui le deuxième personnage le plus important, mais il n’a ni nom, ni visage, ni parole». C’est à son (petit) frère Haroun qu’incombe la charge de lui restituer une identité, une histoire, et surtout de raconter les conséquences que ce meurtre aura sur la destinée familiale, celles du narrateur lui-même et de sa M’ma (en référence à la défunte mère de Meurseult).

 

Une destinée qui, elle aussi, fait écho à celle du personnage camusien. Retour en arrière: nous sommes en 1962, à la fin de la guerre d’indépendance. Le narrateur, Haroun, dont «le frère est mort dans un livre» a alors 27 ans (il en avait donc 7 au moment du crime, il est au crépuscule de sa vie au moment de l’énonciation), vit à Hadjout – anciennement Marengo, là même où Meurseult enterre sa mère – avec sa M’ma dans «un bien vacant», la misérable dépendance d’une maison coloniale abandonnée par ses occupants français. Dans les premiers jours de l’Indépendance, Haroun tue un colon, un certain Joseph (!) Larquais venu se réfugier dans la maison. Vengeance? Renversement surtout. Car si le roman avait commencé dans la colère contre Meurseult, il se poursuit sur le mode de l’identification: Haroun n’est plus victime, il est meurtrier et désormais sosie du meurtrier de son frère, confronté lui aussi à l’absurdité du monde, à l’impossibilité de l’amour et à un crime sans objet.

 

Bien entendu, les allusions et références au texte de Camus foisonnent. Le prof que je fus imagine sans peine le filon pédagogique que constitue «ce jeu de piste» et que nombre d’enseignants ne manqueront pas d’exploiter: Meurseult s’ennuie le dimanche, Haroun le vendredi; Salamano passe toute la journée à hurler contre son chien, le voisin de Haroun récite le Coran à tue-tête pendant la nuit; Les Algériens de Camus regardent les Français en silence, les Roumi de Daoud reviennent en Algérie, errant silencieusement à la recherche d’une rue, d’une maison, d’un lieu de souvenir; arrêté, Meurseult doit faire face à un procureur qui lui demande s’il croit en Dieu et lui reproche de ne pas avoir pleuré à l’enterrement de sa mère, Haroun se retrouve devant un colonel de l’AFN qui lui demande s’il croit en la Révolution et lui reproche de ne pas avoir pris les armes pour libérer le pays: «Le français, il fallait le tuer avec nous pendant la guerre, pas cette semaine!» L’absurde, ici, se situe dans une simple question de dates: entre un acte héroïque de guerre et un crime crapuleux, c’est affaire de jours…

 

Si le roman de Daoud, comme L’Etranger, comprend deux parties sensiblement différentes dans leur ton et leur contenu, sa forme narrative s’identifie clairement à un autre roman de Camus, La Chute. Le bar Mexico-City d’Amsterdam, où le narrateur de La Chute raconte son histoire à un interlocuteur invisible, devient le Djebel Zendel, anciennement le Titanic (!), où il est encore possible de boire de l’alcool et où Haroun se confie à un universitaire camusien venu en Algérie sur les traces du célèbre prix Nobel. Mais la chute, c’est surtout celle figurée par les images d’un demi-siècle d’histoire algérienne qui défilent dans la longue confession du narrateur et qui débouchent sur les innombrables interdits de la pieuse Algérie d’aujourd’hui. La suprême ironie du roman réside alors dans sa langue même, une langue «étrangère» dont l’auteur s’empare pour s’opposer à «la langue de bois» officielle d’un régime plus oppresseur encore que celui de l’ancien colonisateur. Le français, la langue impérialiste devenu «butin de guerre» après la libération, est ici, à l’image de la demeure coloniale que Haroun et sa M’ma viennent occuper, «un bien vacant» réquisitionné par l’écrivain, à sa manière étranger lui aussi, pour s’émanciper du joug religieux et rêver d’une autre vie…

 

Kamel Daoud, Meurseult contre enquête, Actes Sud, 2014.

 

 

 

 

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