Exégèse du bobo I (26/10/2014)
Par Pierre Béguin
D’une chanson l’autre.
Du bourgeois comparé au cochon aux bobos qui «fument un joint de temps en temps / font leurs courses dans les marchés bios / roulent en 4X4 mais l’plus souvent / préfèrent s’déplacer en vélo», pas même deux générations. Si le texte de Brel est incontestablement plus fort, plus caustique, plus élaboré, celui de Renaud a le mérite de bien définir ce bourgeois-bohème comme un mélange d’éléments de culture de masse et de contre-culture plus ou moins dépolitisé; ou, pour dire les choses plus directement, de cet individualisme opportuniste issu des années 80 (les yuppies) qui prend (ou qui donne l’impression de prendre), souvent au mépris de toute cohérence idéologique, les meilleures commodités des catégories sociales en les assaisonnant de bien-pensance pour la paix de leur conscience. Alors, le bobo, bohème pragmatique, bourgeois immature ou réconciliation d’une entité duale?
Selon Wikipédia, c’est Maupassant qui fut le précurseur de l’expression bourgeois-bohème en 1885 dans Bel-Ami: «il se sentit remué par cet aveu silencieux, repris d’un brusque béguin pour cette petite bourgeoise bohème et bon enfant qu’il aimait vraiment». Mais il est vraisemblable, tant elle était alors à la mode, que l’expression avait déjà été utilisée. Elle le fut en tout cas dans le titre d’un roman (La Bohème bourgeoise, Ch.-M. Flor) paru dans la même période que Bel-Ami, et qui montrait, en cette fin de XIXe siècle, que le goût du désordre et de la vie insouciante avait déjà émigré jusque dans les hautes sphères sociales des affaires et de la spéculation boursière, reléguant au rang de pâle copie nos bobos traders contemporains. Pour notre génération, l’expression renvoie plus particulièrement à la dessinatrice Claire Bretécher et aux personnages de la série Les Frustrés, qui tournent en dérision les professions supérieures et les intellectuels post soixante-huitards, ces géniteurs des bobos actuels. Dans tous les cas, elle souligne clairement cette évidence – incarnée par le «bobo» – que la cartographie de la bohème ne se limite pas au simple refus du monde bourgeois; et vice versa….
Si la paternité de l’expression reste incertaine, son incarnation en revanche semble moins problématique. Maurice Barrès fut sûrement, si ce n’est le premier, du moins le plus représentatif des «bobos» fin de siècle. Dans un essai, Le Secret merveilleux (1892), il décrit ce mélange de retenue dandy et d’abandon bohème qui permet de cueillir tous les fruits de la vie. Dans l’âme le bohémianisme, à l’extérieur l’austérité. Cette double vie, avec ses secrets et sa liberté, était pour lui la plus haute forme de plaisir: «Combien il doit être vif, le frisson de ces aventureux qui, tout en s’accommodant de leur milieu ordinaire, goûtent et réalisent les voluptés de deux ou trois vies morales différentes et contradictoires». Comme le «bobo», Barrès accepte volontiers l’apparat d’une existence respectable ordinaire, tout en adoptant dans l’intimité le refus bohème d’accepter certains impératifs de la discipline sociale. «Il faut tant d’argent pour être bohème aujourd’hui» écrivait-il comme une provocation, mais non sans fondement, dans Le Quartier Latin: ces Messieurs-ces Dames. Au fond, cet effort pour réunir les exigences sociales de la bourgeoisie avec les fantaisies intimes de la bohème était pour Barrès un moyen de se réconcilier avec sa part d’ombre. Une posture bourgeoise trop rigide nie l’ombre au risque d’en faire une ennemie aussi sournoise qu’une dépression, tout comme l’engagement sans distance dans la vie de bohème mène à ces zones crépusculaires autodestructrices. Docteur Jekyll et Mister Hyde, Docteur Renaud, Mister Renard: pour le bourgeois, la bohème reste cette source de nostalgie du désordre, cette nécessité de lâcher la bride sociale qui entrave la fantaisie et la liberté de mouvement; pour le bohème elle est un espace où vivre ses révoltes jusqu’au bout, un répit face aux exigences de la maturité; un moratoire, en quelque sorte…
Le terme bobo scelle donc logiquement une union conflictuelle certes, mais annoncée d’entrée de jeu: la bohème a souvent exercé sur bien des bourgeois endurcis une forte séduction qui n’a d’égale que dans les instincts et les aspirations foncièrement bourgeois de nombreux bohèmes dont le mépris affiché pour la richesse ressemble étrangement à celui du renard pour les raisins. Grattez le bohème, vous trouverez le bourgeois! Comme les pôles magnétiques, positif et négatif, bohèmes et bourgeois étaient – et sont – parties d’un même champ: ils s’impliquent, s’exigent, s’attirent. Et leur animosité réciproque se nourrit de la conscience qu’ils ont d’être si proches l’un de l’autre: la bohème est autant le refoulement du bourgeois que la bourgeoisie est le refoulement du bohème. Conclusion d’un livre dont le bohème est la préface, le bourgeois se devrait pourtant de ne répliquer ni à la blague ni à la moquerie dont il est victime. Parce qu’il a eu du cœur avant d’avoir du ventre, parce qu’il a eu des dettes avant d’avoir des rentes, parce qu’il a eu des cheveux avant d’avoir un crâne d’œuf, parce qu’il a eu des maîtresses avant d’avoir une femme (quoique, sur ce dernier point, le bourgeois renonce rarement à sa bohème), il doit garder un regard mi distant mi attendri sur ces réminiscences, même agressives, de sa jeunesse. Et c’est bien parce qu’elles transgressent cette règle implicite que l’indignation et les plaintes des bourgeois de Brel définissent exactement leur sottise… annoncée déjà par leur prétention juvénile («Jojo se prenait pour Voltaire / Et Pierre pour Casanova…»).
Tel bohème, tel bourgeois!
Suite demain
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