"Douze nouvelles audacieuses" (10/09/2013)

 

 

par antonin moeri

 

 

 

Les genres thriller, road movie, témoignage et littérature érotique ont le vent en poupe. S’il fallait encourager une jeune femme qui rêve de business littéraire, je lui conseillerais le genre érotique. Avec les «Cinquante nuances de Grey», qui a fait rêver des millions de ménagères sur tous les continents, la sympathique Britannique E.L.James (pseudo) a gagné 95 millions de dollars entre juin 2012 et juin 2013. Ce succès planétaire lui permet d’être l’auteur le mieux payé du monde.

Avec ses nouvelles «Celle qui fut ligotée et oubliée», une autre Britannique, Tobsha Learner, a défrayé la chronique et conquis un large public (dixit quatrième). J’ai trouvé son livre dans la caisse en bois d’un kiosque de village vigneron (les bénéfices sont envoyés en Afrique pour participer à la construction d’un orphelinat). Ce qui doit plaire aux lectrices de ce genre de littérature, pensai-je, c’est que les personnages ne font pas de chichis, direct au but, ils pensent avec leur peau, moite ou pas, et n’en font pas une histoire, «surtout pas une histoire d’amour». Prenons le personnage féminin de «La chambre d’écoute».

Assise dans un bus, elle considère les mains hâlées d’un jeune homme qui, lorsqu’elle descend, la suit. Elle se dirige vers une salle de concerts, où son mari, beau Roumain à succès, dirige l’orchestre. Le concert a déjà commencé. Reste la chambre d’écoute, «petite pièce aménagée dans le mur gauche de l’auditorium (...) on s’en sert pour enregistrer les concerts de la BBC». Le chef d’orchestre imagine son épouse assise dans ce cabinet, «la tête inclinée de côté, en train de le regarder».

La femme du célèbre chef d’orchestre sort de sa mallette un corset de tulle noir. Le jeune homme silencieux retrousse sa jupe. Elle enfile des bas résille. Sur scène, «le quatrième violon examine une aguichante boucle de cheveux blonds dans le cou de la violoncelliste». Le quatrième violon voit, par la fenêtre de la chambre d’écoute, un jeune homme prendre un sein dans sa bouche. Mme Pope (ainsi se nomme la femme du chef d’orchestre) sent la langue de l’inconnu sur son mamelon. Pour l’inconnu (on change de foyer de perception), le large mamelon épanoui a un goût de prune, «des prunes meurtries avec une légère odeur de sel marin».

Quant à M.Pope, il a l’impression «de chorégraphier un énorme orgasme collectif». Il s’adresse surtout aux femmes dans l’assistance. Pour les plus jeunes, «je destine les triomphants accents de la section des cuivres». Retour au quatrième violon qui voit Mme Pope empoigner le sexe de l’inconnu («un phallus conquérant qui fait du reste du corps une frêle silhouette») et le prendre dans sa bouche. Tout en le suçant, elle voit son mari battre la mesure. Le chef d’orchestre voit les violonistes lever les yeux au lieu de fixer leur partition, alors que l’inconnu mordille le clitoris de Mme Pope. «C’est comme si mon plaisir était le sien». On entend des hurlements de plaisir, le chef se retourne et voit un couple, demi-nu, «pendu à la fenêtre de la chambre d’écoute». Que les lectrices se rassurent. Tout ça n’est qu’un fantasme.

Tout ça est bien construit: mouvements de caméra, travellings, changements de points de vue, économie de moyens, narration au présent de l’indicatif. De la technique, un vrai savoir-faire. Pour dire quoi? Pas grand-chose sans doute, le but étant de ravir la lectrice, de lui donner ce plaisir tant convoité pour lequel elle a payé. Je me demande pourquoi j’ai acheté (prix très modique) ce livre d’occasion dont il est dit sur la quatrième de couverture: «Subtil et provocant, il explore le désir érotique dans toute sa diversité». Si je l’ai acheté, c’est surtout pour imaginer les frissons parcourant le corps d’une lectrice couchée sur un transat au bord de l’océan, sur le pont d’un paquebot ou dans la chambre climatisée d’un hôtel quatre étoiles, et lisant «Celle qui fut ligotée et oubliée».

 

 

Tobsha Learner: Celle qui fut ligotée et oubliée, Albin Michel, 1998

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