Loin de soi, mais si proche de nous (26/05/2013)

 

 

Par Pierre Béguin

 

 

 

Silvia Härri.PNGPériode faste et entrée remarquée dans le landerneau littéraire romand pour Silvia Härri, récompensée coup sur coup par le prix des écrivains genevois pour son recueil de poésie Mention fragile (titre provisoire à paraître aux éditions Samizdat en automne 2013), et par le prix Georges-Nicole 2013 (attribué à un écrivain de langue française – Suisse ou résidant en Suisse, n’ayant jamais édité de fiction), pour son recueil de nouvelles Loin de soi, paru tout récemment aux éditions Bernard Campiche. Dix-huit textes courts - mais qui composent un ensemble étonnamment cohérent - et autant de voix renvoyant en négatif à des personnages en exil d’eux-mêmes, semblables au Cygne de Baudelaire, et tendant désespérément le cou «vers (ce) ciel ironique et cruellement bleu» qu’ils n’atteindront jamais.

Dix-huit figures solitaires, ou en situation de solitude: un écolier qui attend, angoissé, dans le préau de l’école que sa maman vienne le chercher, une vieille femme dans une maison de santé qui s’adresse au portrait de son défunt amour, une élève amoureuse d’une prof qui ne remarque que ses bonnes notes (sauf, à l’évidence, la dernière épreuve...), une jeune femme qui n’ose pas formuler les mots de rupture, une autre qui s’est construite, jusqu’à en devenir prisonnière, un profil idéal sur un site de rencontres... Autant de personnages incarnant le lieu d’une dérive, activée par la fatalité ou leur propre complexion, qui les a emmenés «loin d’eux-mêmes» dans une impasse; autant de personnages métaphoriques de cette parole peut-être libératrice en quête d'un récepteur, mais qui n’ose pas, ou qui ne peut pas, et qui finit par se retourner sur son locuteur comme le rouleau d'une vague; autant de personnages symboliques de cette impossibilité ontologique à communiquer; et, finalement, autant de bouteilles jetées dans une mer qui s’apprête à les engloutir. D’où ces dix-huit monologues ponctués parfois de douces colères, voire de soubresauts de révolte d’autant plus pathétiques qu’ils proviennent du terrain même qui a modelé leur situation, inexorablement stérile à toute révolte active (à une exception près: l'étudiant de Montana, aller simple).

Comme Baudelaire, on pense «aux matelots oubliés dans une île / Aux captifs, aux vaincus (...) A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve jamais...» Mais c’est avec infiniment de tendresse et de compassion assaisonnée d’humour que Silvia Härri peint de l’intérieur cette galerie de portraits de vaincus sur fond d’un monde qu’on devine à l’arrière plan impitoyable pour tous les égarés.

Un prix mérité et une reconnaissance qui nous réjouit pour Silvia Härri dont on attend déjà avec impatience le prochain livre.

 

Silvia Härri, Loin de soi, Ed. Bernard Campiche, 2013.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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