la peur, référence majeure (18/12/2012)

 

 

par antonin moeri

 

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Pour mettre en mots et en scène l’engourdissement dans un temps qui traîne, qui peine à passer, Marguerite Duras choisit le Café de la Marine à Quillebeuf. La narratrice a peur. Ce sont des Coréens, précocement atteints par l’obésité, assis sur la terrasse, qui lui font peur. Ce sont des gens qui sourient comme des enfants quand ils tuent des chiens à coups de bâton. Or cette peur a un sens. Pour la narratrice, c’est la référence majeure. Pas de littérature sans peur. Comme si on avait besoin de se sentir menacé pour trouver les mots qui serviront à raconter.

Le lecteur comprend que la narratrice et son compagnon ont connu l’amour, du moins un amour particulier, une histoire qui n’en finit pas de mourir. Un couple d’Anglais accoudés au bar de la Marine permettra d’écrire cette histoire de peur, de perte, d’abandon et de solitude. Perchés sur leurs tabourets, l’Anglais boit une Pilsen noire, l’Anglaise un bourbon. On regarde le fleuve. Vous regardez le fleuve. Nous regardons le fleuve. La patronne de l’établissement dit aux Anglais qu’elle va quitter Quillebeuf pour aller en Afrique reprendre un dancing près d’Abidjan. L’Anglais, que la patronne appelle Le Captain, parle des îles de la Sonde, de Java et Sumatra, d’où il revient avec son énorme yacht. Qui sont ces gens?

Par un artifice surprenant, le lecteur va apprendre l’histoire de l’Anglaise. Le Captain parle à une petite iguane qui est en réalité sa femme. Née dans une riche famille protestante, elle tombe amoureuse du Captain mais ses parents refusent le mariage. Ils vont vivre dix ans dans le logement de fortune du Captain, au bout de la propriété familiale, où ils commencent à boire. Un jour elle écrit des poèmes, que lui ne comprend pas. Il se sent trahi. Il ne supporte pas qu’elle ait une vie parallèle. Et le poème le plus beau, celui auquel l’Anglaise tient le plus, où il est question des lumières jaune sanglant qui tombent dans une cathédrale et où la petite fille que l’Anglaise vient de perdre est évoquée, ce poème elle ne le retrouve plus. Ayant découvert en lisant ce poème qu’il n’existait pas dans l’univers de sa femme, le Captain l’a jeté au feu. Désormais, elle somnolera. Lui, il la rendra responsable de tout ce qu’il ne comprend pas d’elle. Un jeune employé découvrira ces poèmes que le père de l’Anglaise a édités. Il les aimera et conclura que le Captain est un criminel qui a assassiné celle que le jeune employé appellera Emily L.

Le Captain est angoissé à l’idée de retourner sur l’île de Wight où sa femme a grandi et écrit. Cette angoisse, la narratrice s’en saisit pour raconter son histoire qui n’en finit pas de mourir avec le jour qui jette ses dernières lueurs dans le Café de la Marine. Elle avait promis qu’elle écrirait cette histoire. La souffrance aura-t-elle disparu quand ce sera dans un livre? On ne peut répondre à cette question, mais on peut dire son émotion à la lecture d’un roman somptueux, d’une beauté sidérante, qu’on ne peut que relire en rêvant de l’estuaire où passent les pétroliers, en imaginant le Café de la Marine où se croisent des touristes, des Coréens obèses au sourire cruel, des matelots, des Anglais alcooliques, une vieille femme en compagnie d’un jeune homme blond.

 

 

 

Marguerite Duras: Emily L., Editions de Minuit, 1987

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