Yvette Z'Graggen juste avant la pluie (05/06/2011)
Par Pierre Béguin
En lisant le dernier livre d'Yvette Z'Graggen (Juste avant la pluie, Ed. de l'Aire 2011), j'ai immédiatement pensé à cette phrase d'Albert Thibaudet: «Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le vrai roman est comme une autobiographie du possible». A en croire Thibaudet, Yvette Z'Graggen est une romancière authentique, et son dernier livre nous le confirme, s'il en était encore besoin. Juste avant la pluie joue constamment entre réalité et fiction dans un jeu de mémoire et d'imagination caractéristique d'une œuvre abondante dont ce roman se donne comme une conclusion définitive, une sorte de testament littéraire.
Le texte se divise en deux parties:
- l'auteur imagine, à partir d'un de ces événements de la vie dont on comprend a posteriori qu'il aurait pu être un carrefour déterminant, une ultime «autobiographie du possible» mettant en scène une jeune fille de dix-huit ans, en 1938 (Yvette avait alors 18 ans), juste avant la tempête nazie, qui va braver les interdits de la morale bourgeoise avec la même détermination inconsciente que les nombreuses «sœurs de papier» qui l'ont précédée;
- «des sœurs de papier» que la romancière va, dans un deuxième temps, convoquer chronologiquement pour les soumettre à questionnement, de son tout premier texte non publié jusqu'au dernier roman (Un Etang sous la glace, Ed. de l'Aire, 2002), nous offrant ainsi, au travers de ses héroïnes, cinquante ans d'évolution de la condition féminine en milieu bourgeois, et une conclusion originale à une œuvre qui ne l'est pas moins.
Mais ce jeu entre réalité et fiction, mémoire et imagination, vrai ou faux, ne résiste pas longtemps à la lecture. La littérature ne construit en finalité que des illusions qui sont autant de moyens d'éclaircissement intérieur. En se faisant lectrice de son œuvre, Yvette Z'Graggen montre qu'elle a toujours été, loin des effets de mode, une «indignée» jamais vraiment réconciliée avec sa réalité. Et que c'est bien à partir de cette insatisfaction chronique qu'elle invente depuis plus de cinquante ans des réalités verbales où se développent son désaccord avec le monde bourgeois, son intuition des déficiences, des vides, des scories autour de sa condition de femme. En ce sens, son œuvre est une insurrection permanente: Yvette Z'Graggen ne supporte pas les camisoles de force, et toutes ses «sœurs de papier», peu importe ce qu'elles lui empruntent, sont le fruit de cette insurrection qu'elle aura conduite, du début à la fin de sa longue vie, avec une vitalité, une dignité et une authenticité que ses nombreux lecteurs ont toujours su lui reconnaître.
Et puisque la fiction littéraire ne peut trouver d'achèvement que dans la lecture, puisqu'Yvette doit maintenant confier à d'autres son mécontentement, son insatisfaction, ses révoltes, puisque cet ultime défi lancé juste avant la pluie n'aura plus que la conscience du lecteur pour résonner désormais, je souhaite à cette œuvre qu'elle soit encore longtemps entendue comme un appel à nos blocages, à nos possibles, à «nos infinies directions». Car ce n'est pas parce que la vie est difficile que nous n'osons pas, c'est parce que nous n'osons pas qu'elle est difficile. Yvette, elle, comme «ses petites sœurs de papier», a souvent osé, dans sa vie comme dans son œuvre qui restera, pour ses fidèles lecteurs et lectrices, «une autobiographie du possible» aux multiples latences...
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