fêlure (01/02/2011)

 

 

par antonin moeri

 

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Elle avait de beaux cheveux noirs, la jeune actrice talentueuse dont le prénom me faisait rêver: Léonore. C’est elle qui me conseilla de lire “La fêlure” de Scott Fitzgerald. Un texte sur l’impossibilité d’écrire, me dit-elle d’une voix claire. Malade et alcoolisé au dernier degré, Fitzgerald accepta, sur la demande d’un rédacteur en chef, de rédiger cette saisissante confession. Léonore rêvait de la mettre en scène, cette saisissante confession.

L’homme qui parle est un écrivain à succès qui, la quarantaine approchant, sent toutes ses valeurs se dissoudre. Ne voulant plus voir personne, il somnole toute la journée, rédige des centaines de listes: villes, footballeurs, dadas, souliers, femmes. Tout lui demande un effort: brosser ses dents, recevoir des amis qu’il fait semblant d’aimer. Tout le remplit d’amertume: bruit de radio, publicité, silence de la campagne. Une seule chose lui fait du bien: voir une jolie Scandinave blonde assise sous une véranda. Il se souvient des lettres qu’il envoyait, vingt ans plus tôt, à une jeune fille d’une autre ville. Il se rappelle l’incroyable déception ressentie à Hollywood, cette usine à rêves d’une insondable vulgarité. Il s’endurcit et continue d’écrire en fourguant sa fausse monnaie. Il se fabrique un sourire. La conviction de sa voix, il la rend conforme à la conviction de son interlocuteur.

L’écrivain à succès n’éprouvera désormais plus de “sympathie pour le facteur, ni pour l’épicier, ni pour le rédacteur en chef, ni pour le mari de la cousine”. Il essaiera “d’être un animal aussi correct que possible”, il lèchera la main de celui qui lui jettera un os. Cette désintégration de la personnalité (“il ne me restait plus de “JE” - plus de base où établir le respect de moi-même”) est racontée par “le témoin rétif d’une exécution” dans le tourbillon d’un vide sidérant, qui aspire toute possibilité de bonheur, la moindre capacité d’illusion.

Le regard lucide, l’expérience douloureuse, l’élégance du geste, le refus du faux semblant et de toute ficelle trop épaisse confèrent à ce texte rédigé en 1936 une extraordinaire tension. Le ton, la langue sobre et précise, l’adresse et le thème (mise à l’écart à la fois subie et choisie) ne sont pas sans rappeler, ici et là, “Les Carnets du sous-sol” de Dostoïevski, autre “confession”proférée au bord du gouffre. Précipice au bord duquel vont certains écrivains.

“Sinon, on s’ennuie, on ronronne”, disait Scott Fitzgerald.

 

 

 

Francis Scott Fitzgerald: La fêlure, Folio, 1983

 

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