Combat fratricide pour l'humanitaire (28/09/2010)

PAR SERGE BIMPAGE

 

De son vivant Moynier connut la gloire, avant d’être oublié par l’histoire. Dunant fut exilé et oublié toute sa vie, avant de recevoir le Nobel. Retour, côté jardin, sur l’épopée de la Croix-Rouge.

 

 

Afin de commémorer le centenaire de la mort de Henry Dunant et de Gustave Moynier, deux petits livres viennent de paraître. Tous deux frappés du même enthousiasme et… du même embarras envers les fondateurs du CICR. Chacun de ces hommes est marqué d’un destin hors du commun. Même si l’histoire ne les a pas équitablement retenus (Dunant fut mondialement connu après avoir reçu le Nobel tandis que Moynier tombait dans l’oubli), leur trajectoire est aussi emblématique qu’exemplaire.

De prime abord, rien ne les prédisposait à embrasser une carrière au service des autres. Encore moins à devenir les fondateurs de la plus importante institution humanitaire du monde. Soucieux de réussir là où son ascendance paternelle avait échoué, Dunant n’avait d’abord songé qu’aux affaires. Empruntant de l’argent à quelques nantis genevois, il avait monté une entreprise en Algérie. Or, comme il ne parvenait pas à obtenir les autorisations d’exploitation de la part des hauts fonctionnaires de la colonie française, il se décida d’aller les demander directement à Napoléon III… sur le champ de bataille contre les Autrichiens. La suite, on la connaît. Il ne rencontrera pas l’Empereur. Mais le spectacle des 40'000 agonisants précipita sa conversion. Son best-seller Solférino le transporta sur des ailes humanitaires.

Moynier ? Lui aussi était fils de commerçant, sauf que son père, lui, avait réussi. Pas politiquement mais au moins financièrement. De sorte qu’après ses études de droit, le jeune Gustave n’avait aucunement besoin de gagner sa vie. C’est pourtant vers la philanthropie qu’il se tourna, devenant membre de la Société d’utilité publique pour en devenir président, rejoignant Dunant pour fonder la Croix-Rouge puis, initiant la fondation de l’Institut de droit international de Gand.

Dans les deux cas, les trajectoires sont passionnantes. En particulier, elles montrent tout l’impact du milieu protestant, de son éthique, sur les deux personnages qui renoncent aux affaires au profit de l’altruisme. En conséquence, qu’est-ce qui, diable, peut entraîner autant d’embarras chez les biographes ? C’est pour commencer le mystère entourant les deux hommes quant à leur vie affective et privée. Cela ne tient pas seulement à la rareté des sources, mais bien à leurs personnalités. Tout se passe comme si elles s’étaient employées à ne rien laisser percer d’eux-mêmes, au point qu’il se trouve des historiens pour émettre l’hypothèse de l’homosexualité de Henry Dunant. Ensuite, la rivalité entre les deux hommes de caractère si opposé – et qui faillit faire capoter le projet Croix-Rouge – suscite le malaise aujourd’hui encore au sein de l’institution. Dunant, qui s’exila de Genève après avoir fondé la Croix-Rouge et essuyé une faillite retentissante, a-t-il été victime de son idéalisme et de son inconsistance, ou au contraire de la jalousie de Moynier qui mit tout en œuvre pour l’expulser ? L’ambition, enfin, mêlée d’ambivalence et de contradictions profondes chez les deux personnalités en regard de leurs prétentions humanitaires, laisse songeur. En se mettant au service de Léopold II, Moynier, sous couleur de « mission civilisatrice », cautionna et se fit même le propagandiste d’une entreprise coloniale d’une exploitation et d’une brutalité rares. Quant à Dunant, son désir de puissance, son besoin de reconnaissance qui le firent changer le modeste « i » de son prénom en « y » plus chic, cultiver les armoiries maternelles Colladon ou rédiger un livre à la gloire de Napoléon pour parvenir à ses fins, le conduisirent à une relation maladivement narcissique à l’œuvre humanitaire.

Autant d’éléments qui contribuent à détruire les icônes et c’est tant mieux. Les plus grands hommes ne seront faits jamais que de chair et d’os. Une belle leçon pédagogique, qui laisse ouverte une possibilité d’identification à la jeunesse ! Dunant, certes, a souffert toute sa vie (jusqu’à ce qu’un jeune journaliste le retrouve à l’hôpital de Heiden) de ce que le monde l’avait oublié. Moynier, de son côté, ne s’est jamais remis de ce que son rival reçût le prix Nobel tandis qu’il présida tant d’années aux destinées du CICR. Reste que l’Oeuvre est là. Image concrète, intangible, inamovible de ce qu’avec l’aide de Dieu, l’homme, au-delà de ses contradictions, est capable. C’est tout le mérite, dans ces deux petits livres, de nous montrer comment deux frères ennemis ont fait faire un grand pas à l’humanité. Rédigés par deux autorités en la matière : Roger Durand n’est autre que le fondateur et président de la Société Henry Dunant et François Bugnion fut directeur du Droit international et de la coopération au CICR.

 

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Une exposition à ne pas manquer

« Henry Dunant + Gustave Moynier : un combat ». Au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge. Jusqu’au 23 janvier 2011.

 

Deux ouvrages de référence d’auteurs genevois parus depuis 2000

Henry Dunant, La croix d’un homme. Par Corinne Chaponnière, éditions Perrin.

Moi, Henry Dunant, j’ai rêvé le monde. Par Serge Bimpage. Editions Albin Michel. Prix 2003 de la Société littéraire de Genève.

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