Vices privés, bénéfices publics (27/06/2010)

Par Pierre Béguin

Le parti socialiste ne manque jamais une occasion de dresser les barricades de la vertu privée et publique, de brandir bien haut l’étendard éthique face à la déliquescence morale qui ronge toutes les couches de la société, à commencer par les sphères supérieures. Tout citoyen normalement constitué – ou normalement hypocrite – ne peut qu’approuver. Donc, sur ce point du moins, comme dit le poète, ne jetez pas la pierre au parti socialiste; je suis derrière et je fustige avec lui les brevets d’innocence que des politiciens de droite entendent accorder aux prédateurs financiers de tout poil, surtout s’ils sont labellisés UBS. Et je reste songeur devant l’élasticité morale de certains partis de droite. Pourrions-nous décemment adopter autre attitude?

En 1714, un médebernard-de-mandeville[1].jpgcin hollandais, Bernard de Mandeville, établi en Angleterre, publie un essai intitulé La Fable des abeilles, au sous-titre évocateur: Vices privés, bénéfices publics. Un sous-titre qui pose clairement la thèse du livre: les vices privés génèrent les bénéfices publics. Les désirs égoïstes et superfétatoires des consommateurs, dussent-ils être satisfaits malhonnêtement, alimentent le moteur économique et assurent le bon fonctionnement de la culture et du système d’assistance sociale, là où, au contraire, les comportements vertueux, sages, raisonnables, dans lesquels seules les nécessités fondamentales devraient être satisfaites, feraient à coup sûr s’effondrer ce système, faute d’emplois. En d’autres termes, comparée à une ruche, une société fondamentalement vertueuse n’aurait aucune chance d’édifier un idéal d’assistance mutuelle. Car si les vices privés font les bénéfices publics, les vertus privées creusent les dettes publiques. Les névroses, les frustrations, les égoïsmes, voire les petites malhonnêtetés, sont en fait indispensables à l’épanouissement d’un système essentiellement menacé d’angélisme. Tel est le paradoxe fondamental de La Fable des abeilles, véritable manifeste de l’idéologie libérale et capitaliste.

Quelques dizaines d’années plus tard, Diderot, par la bouche du neveu de Rameau, s’inscrit dans cette perspective par ce qu’il nomme les idiotismes moraux. En substance, le neveu prétend que, dans leur grande majorité, les hommes sont très honnêtes, sauf dans l’exercice de leur profession où tous – ou presque – trichent plus ou moins. Et ceux qui ne se conformeraient pas à ces transgressions morales paraîtraient bizarres ou maladroits: «Dans la nature, toutes les espèces se dévorent ; toutes les conditions se dévorent dans la société. Nous faisons justice les uns des autres, sans que la loi s’en mêle. La Deschamps autrefois, aujourd’hui la Guimard venge le Prince du financier; et c’est la marchande de modes, le bijoutier, le tapissier, la lingère, l’escroc, la femme de chambre, le cuisinier qui vengent le financier de la Deschamps. Au milieu de tout cela, il n’y a que l’imbécile ou l’oisif qui soit lésé, sans avoir vexé personne. D’où vous voyez que ces exceptions à la conscience générale, ou ces idiotismes moraux dont on fait tant de bruit ne sont rien…» Donc cette chaîne du vol, qui se déploie dans la sphère professionnelle et qui s’arrête au vertueux – c’est-à-dire, pour le neveu de Rameau, à l’imbécile –, a un fondement naturel et elle participe de l’enrichissement général. Le vol est vertueux car il restitue ce qui a été volé. La morale doit s’identifier à l’idiotisme contre la conscience générale dans tout état (situation) et tout Etat. Et les idiotismes s’exacerber en temps de crise pour le bien général. Non seulement la vertu n’est pas naturelle mais elle n’est pas créatrice de richesses. Au contraire des vices du riche qui sont une manière de restituer des biens au pauvre, qui peut ainsi espérer s’enrichir… avant de lui-même "restituer": «La voix de la conscience et de l’honneur est bien faible lorsque les boyaux crient. Suffit que si je deviens riche, il faudra que je restitue, et que je suis bien résolu à restituer de toutes les manières possibles, par la table, par le jeu, par le vin, par les femmes». Pour le neveu, toute morale doit se fonder sur l’usage, c’est-à-dire sur ce qui est, et non pas sur ce qui devrait idéalement être. Certes, le neveu ne prétend pas à l’inexistence de la conscience générale. La véritable morale pourrait donc se situer quelque part entre les idiotismes nécessaires et cette utopique conscience générale…

Quelque part entre l’exigence de justice de la gauche et les idiotismes moraux de la droite, en définitive… Non! Je ne sais pas pour vous, mais moi, décidément, je ne suis convaincu ni par La Fable des abeilles, ni par le neveu de Rameau. Pas en ce qui concerne les dirigeants de l’UBS, en tout cas. A moins que ces derniers ne me restituent personnellement le produit de leur forfanterie, à verser de préférence sur mon compte UBS…

 

 

 

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