Esthétique négative (11/11/2008)
PAR ANTONIN MOERI
Ce matin, une brise longue et égale courait à travers les arbres qui trempent leurs branches dans l’eau froide de l’Arve. Mon libraire préféré m’adressa un petit signe de la main. J’ai aussitôt compris qu’il voulait me dire quelque chose d’important : « Lisez ça ! » Il sait que j’apprécie les auteurs, non pas rebelles et dérangeants comme les qualifie le journal « Le Monde », mais véritablement sulfureux. De Bloy à Nabe, de de Maistre à Ezra Pound en passant par Karl Kraus, Dominique de Roux et Renaud Camus, mon libraire préféré m’a fait découvrir des stylistes hors pair, des écrivains qui n’ont pas cherché à plaire ou à « se faire passer pour meilleurs qu’ils ne sont ».
C’est donc avec plaisir que j’ai empoché « Cette mauvaise réputation… » du situationniste Guy Debord, qui s’attaque, ici, aux propos que les « médiatiques » ont tenus à son sujet entre 1988 et 1992. Ce petit livre est une réponse claire, rédigée dans un style froid « d’une dureté exemplaire », à tous ceux qui ont suspecté l’auteur de « La société du spectacle » des pires desseins. Il est vrai que Debord méprisait la presse, refusait toute interview, refusait de prononcer les paroles que les journalistes auraient voulu qu’il prononçât.
Le besoin que ressent Debord de rétablir « sa » vérité lui donne un souffle qui est celui de la colère, car Debord vomissait le monde dans lequel il vivait. Mais en décortiquant « la liberté dictatoriale du Marché, tempérée par la reconnaissance des droits de l’homme », n’a-t-il pas prévu l’avènement d’une société où le sang devient une marchandise, où « la libido se résume à un ensemble d’obligations réciproques » et où la littérature est sommée de défendre les valeurs de la tolérance et de la convivialité.
En lisant cette prose altière, le lecteur se demande quelle estrade eût choisie Debord en notre époque hyperdémocratique où l’ambivalence et la part d’ombre sont considérées comme des crimes ou une infirmité rédhibitoire. Peut-être aurait-il, comme Botho Strauss, choisi la rupture, la marge des marges, pour mieux se délecter du spectacle.
01:20 | Lien permanent | Commentaires (6)
Commentaires
Marc-Edouard Nabe et Guy Debord dans la même "catégorie"? Vous insultez le second!
Écrit par : Azrael | 11/11/2008
Ah, Joseph de Maistre ! Avez-vous lu "Les Prisonniers du Caucase", de son frère Xavier ? Ce n'est pas excessivement sulfureux, mais c'est quand même pas mal.
Écrit par : R.Mogenet | 11/11/2008
Le mot d'Azrael me surprend. Comment peut-il détester à ce point Nabe qui est, parmi les écrivains d'expression français, le plus intéressant de ces dernières années. Il a une verve langagière peu courante sous nos latitudes, un pouvoir d'invention, une agressivité et un sens de l'attaque tout fait bienvenus. Au régal des vermines fut pour moi une des plus belles découvertes dans le domaine de la littérature. Pareille langue, il fallait remonter loin pour en retrouver une aussi roborative. Nabe est certainement un styliste plus intéressant que Debord, mais ce qui leur est commun, c'est une semblable détestation d'homo festivus, de sa prétention, de sa morgue et de sa bêtise.
Écrit par : a.m. | 11/11/2008
Question de goût, sans doute...J'ai lu il y a quelques années "Visages de Turcs en pleurs", le titre m'avait accroché, espèce journal stamboulite que j'avais finalement trouvé sans intérêt; plus récement j'ai suivi une interview du monsieur à la TV, et je l'ai trouvé horripilant de nombrilisme geignard et revendicateur. Un peu comme le spectacle que viennent de nous offrir les 2 inénarrables H et BHL.
De là à dire que je le déteste...enfin, chacun ses préférences.
Écrit par : Azrael | 11/11/2008
Son livre sur le Christ est magnifique. En tout cas, le souvenir que j'en garde. Et puis, il y a les nombreux tomes du journal qui finissent par agacer, par leur ton de suffisance et de hauteur feinte. Le personnage est peut-être imbuvable, mais j'ai toujours adoré la provoc chez un écrivain. Il m'est impossible d'en imaginer un sans cette qualité. Il est vrai qu'en Suisse romande, c'est la pondération qui domine. Ah oui, cela me revient: Zigzags, où Nabe raconte avec passion sa découverte des oeuvres de Soutine, de Pasolini et d'autres. Ce sont des textes magnifiques. Une ferveur de bénédictin que sa solitude et son confinement dans une cellule (plus près de toi, oh seigneur!) enivrent. Quant à Une Lueur d'espoir, Marc-Edouard eût pu s'en passer.
Écrit par : A.M. | 11/11/2008
Cher A.M, libre à vous d'apprécier Nabe, à chacun ses petits vices...Comme je l'ai dit, une première lecture de hasard m'a suffi. Trop de livres, et pas assez de temps pour tous!
Écrit par : Azrael | 11/11/2008