La peur du père (01/07/2008)

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PAR ANTONIN MOERI




Quand Yves Velan distingua mon premier texte dit littéraire en accordant à son auteur une jolie somme d’argent, il évoqua le sentiment de peur qui domine dans Journal-Fiction. A l’époque, je n’étais pas conscient de ce que j’écrivais. Les phrases se sont imposées dans l’obscurité d’une chambre sans que je maîtrise quoi que ce soit. Or le sentiment de peur dont parlait Velan peut, je crois, déclencher l’écriture, comme d’autres sentiments moins avouables telles la répulsion, la hargne, la colère, la haine, la jalousie ou une discrète insoumission.
A la question Pourquoi a-t-on peur? Kafka essaie de répondre dans sa Lettre au père en décrivant minutieusement un sentiment d’insuffisance, de nullité qu’il éprouve devant « la santé, l’appétit, la puissance vocale, le don d’élocution, le contentement de soi-même, la ténacité, la présence d’esprit » d’un père vengeur, d’un géant tyrannique qui exige le respect. Cette force de la nature provoque chez le fiston une perte de confiance, l’instabilité, l’indécision, une nervosité inhabituelle, un désir de fuite, des tremblements, des bégaiements et, in fine, le mutisme.
Cependant, rédigeant cette lettre, Kafka se rappelle avoir vu son père somnoler au magasin, contempler la pluie qui tombe délicatement sur les pavés, adresser des sourires à certaines personnes, réprimer un sanglot, se faufiler discrètement dans une pièce. Ces souvenirs font pleurer l’auteur. Ils le font pleurer de bonheur. En persistant dans l’activité d’écrire, Kafka semble avoir éprouvé une joie qu’il savait communiquer dès qu’il lisait des passages du Procès à ses amis. On raconte que, lors de ces séances, il riait à gorge déployée.
Aujourd’hui encore, je me demande pourquoi les textes de l’écrivain pragois n’exhalent pas ce pessimisme irrévocable, ce désespoir incurable qui devraient les caractériser et pourquoi le sentiment d’échec et de nullité qu’éprouvent ses personnages ne déprime pas le lecteur mais, au contraire, l’aiguillonne. C’est peut-être du côté de l’humour qu’il faut chercher une réponse, un humour particulier, source de créativité, et qui n’a rien à voir avec l’ironie des professionnels de l’imagination.

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