To read or not to read III (06/01/2008)
Par Pierre Béguin
Du danger de la lecture : 2e partie et fin
Les réflexions et citations énoncées dans mes deux précédents articles, sous le titre To read or not to read, et concernant les dangers de la lecture, viennent me visiter chaque année avec plus d’intensité à l’approche de septembre, moi dont la profession consiste principalement à enseigner les grands axes de la littérature française aux collégiens et collégiennes. Et je reste dubitatif en choisissant les auteurs au menu de mes cours. Oscar Wilde n’a pas précisé le détail de sa liste des cent livres à ne pas mettre dans les mains des étudiants. Mais il reste l’idée que la lecture peut se révéler une véritable menace. Il semble, par exemple, pour le moins paradoxal de développer dans les établissements scolaires une prévention contre le suicide chez les jeunes (prévention nécessaire bien entendu) tout en leur faisant étudier un recueil de poésie comme Les Fleurs du mal. N’y aurait-il pas quelque chose de dangereux, pour certains lecteurs fragilisés à un moment de leur existence et qui n’ont pas encore la capacité de distanciation esthétique avec le contenu d’un texte, de s’identifier avec l’œuvre de Baudelaire? Je me souviens, jeune enseignant, du reproche d’un père face à mon choix d’un roman de Ramuz, Le Garçon savoyard, reproche fondé sur le fait que les deux personnages principaux se suicident. Et comme je lui faisais remarquer aimablement l’inanité d’une telle censure, il m’avoua les tendances suicidaires de son fils… Un souvenir qui me renvoie à la préoccupation légitime de mes parents lorsque, âgé de 12 ans, pendant des vacances d’hiver en Valais, je préférai pendant deux semaines de soleil la compagnie des Misérables aux pistes de ski. Si, le plus souvent, des parents s’inquiètent de l’absence d’intérêt de leur fils/fille pour la lecture, ne pourraient-ils pas parfois s’inquiéter tout autant d’un excès d’intérêt pour une activité qui n’a rien d’innocente. Et si l’on devait juger de la santé mentale des adultes à l’aune de leur intérêt pour la lecture, nul doute que, le plus souvent, la balance pencherait du côté des non-lecteurs. Combien de PDG, de médecins, d’avocats, et même de professeurs, qui, depuis des lustres, ont cessé tout rapport intime – pour autant qu’ils en aient eu un jour – avec la littérature, et qui exhalent à pleine haleine la sotte assurance de la réussite? Contrairement à ce que prétendait, je crois, Camus (j’ai un doute), peut-être vaut-il mieux, durant notre bref passage en ce bas monde, être un cochon satisfait qu’un Socrate mécontent? Qui a décidé, et au nom de quoi, que les interrogations ontologiques ou existentielles devaient l’emporter sur la légèreté de l’être, fût-elle insoutenable, la revendication spontanée du bonheur et de l’insouciance? Et lorsqu’on sait, en Suisse romande tout spécialement, dans quel solitude et aux confins de quel désert l’intellectuel est contraint de prêcher sa bonne parole, on en vient parfois à se demander si tout encouragement à la réflexion introspective n’est pas une manière, pour le futur adulte, de creuser son propre piège. Qu’on regarde seulement autour de soi les habitudes des lecteurs occasionnels: le plus souvent, ils ne lisent qu’aux heures de doute ou de déprime. Si l’écriture focalise essentiellement sur les moments négatifs de l’existence, la lecture peut aussi devenir un symptôme de malaise. Au contraire, dans la même logique, l’absence de lecture serait à considérer comme une marque de bonne santé. La littérature, comme l’alcool, est à consommer très modérément. Et je souris toujours lorsque, par sincérité ou par défi, un ancien collégien (ou collégienne) croisé au détour d’une rue m’avoue qu’il a réussi ses examens de maturité, et même obtenu une note très satisfaisante à l’oral de français, sans avoir lu la majorité des livres au programme. Loin d’être contrarié ou vexé, je m’efforce d’y voir un signe d’équilibre plus important sans doute que le savoir dont il s’est privé en la circonstance. Et si d’aventure ce temps volé à la lecture fut consacré à sa copine/à son copain, alors je me félicite de ce manquement. Après tout, il n’est nul besoin d’avoir lu un livre pour en parler. Tout le monde le sait, à commencer par les professeurs…
17:27 | Lien permanent | Commentaires (2)
Commentaires
Décidément Béguin, c'est un plaisir que de te lire...
Écrit par : libou | 12/01/2008
ah! ah! ah! voilà ce que j'aurais aimé entendre plus tôt !
d'autant plus surprenant, que ces conseils viennent d'aussi haut ...comment les concilier avec les programmes qui imposent les livres à lire ? ah! oui, il n'est pas obligé de les avoir lus pour en parler !!!
Le choix est vaste , mais interdire... il y avait déjà la mise à l'index ( les fleurs du mal y étaient , si je ne me trompe ?) Je me méfie un peu car , en tout homme se cache l'esprit de contradiction !!!
Lire , autrefois, était presque un signe de perte du temps( pas pour les raisons que vous donnez) , c'est sans doute pour cela que j'aime tant lire !
Consolation ? grandes joies ? dépaysement ? sans doute tout à la fois...
ce mélange m'a maintenu en équilibre, du moins, je l'espère, avec dit-on les pieds sur terre, si la tête reste un peu parfois ds les nuages ..
Dois-je penser que ma première lecture en diagonale m'a sauvée ? si j'aime le style et les idées, alors je creuse ...Il ne faut pas longtemps pour savoir si on va sympathiser.
à consommer avec modération ? mea culpa, je crois bien être "accro"...Mais , de mon maître en fin d'études, qui n'était pas conformiste- ce n'était pas bien vu à l'époque - je tiens une certaine indépendance en tous domaines,
et je l'en remercie . Ses idées lui valaient sans doute d'être nommé loin des grandes villes !
Monsieur Pierre Béguin, j'aurais aimé vous avoir comme professeur, mais vous auriez voulu d'une dévoreuse de bouquins ?
Écrit par : zizany | 08/07/2009