To read or not to read I (11/11/2007)
Par Pierre Béguin
1. Fascination et répulsion
Je me suis souvent demandé pourquoi, après m’avoir tant fasciné, avec une soudaineté et une force à la mesure d’un coup de foudre, l’œuvre d’André Gide, depuis plus de 15 ans, me rebute avec la même violence qu’elle m’a jadis attiré. Bien sûr, fascination et répulsion reposent sur la même logique.
Gide incarnait pour moi – disons plutôt son œuvre, la personne m’ayant toujours inspiré de l’aversion – le refus de toutes limitations et contraintes (même, et surtout, la fidélité à soi-même et aux autres), une volonté de privilégier l’instant présent, le désir immédiat, l’humeur, l’instinct, le mépris des morales toutes faites, et du prêt-à-porter en général, une justification de l’irresponsabilité, du changement, une prédilection pour la disponibilité absolue au moment, au désir, à la gourmandise, à la découverte, à toutes mes potentialités même les moins avouables.
A 20 ans, ce programme m’était aussi nécessaire que la respiration. Mais maintenant que je me suis installé, marié, que j’ai deux enfants… De deux choses l’une: soit je ne supporte plus l’œuvre de Gide parce que j’ai dépassé ce programme, l’ayant à ma manière réalisé, soit parce que, précisément, j’ai été incapable de le dépasser et que son rappel en rendrait l’échec plus insupportable encore. Mais ce qui est certain, c’est que, face à une forme d’imposture de mon éducation, à ce carcan moral qui m’a tant étouffé, à cette peur de l’échec et du quant-dira-t-on qui m’a contaminé, à cette résignation petite bourgeoise, à tout ce protestantisme que j’ai souvent porté comme un fardeau dans la course de mon existence, Gide fut un libérateur. D’où ma fascination (de là peut-être l’oubli dans lequel il est tombé: la nouvelle génération n’a guère besoin de libérateur). Se pose t-il maintenant pour moi comme un accusateur? Un «inquiéteur», puisqu’ainsi définissait-il sa fonction? D’où ma répulsion?
Gide, miroir de mon échec ou de ma réussite?
Au-delà d’une réponse toute personnelle, il reste le grand mérite de la lecture. En ce sens, citons Proust : «Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n’eût peut-être pas vu en soi-même.» Ou encore Nathalie Sarraute : «Les lecteurs doivent trouver dans la littérature cette satisfaction essentielle qu’elle seule peut leur donner : une connaissance plus approfondie, plus complexe, plus lucide, plus juste que celle qu’ils peuvent avoir par eux-mêmes de ce qu’il sont, de ce qu’est leur condition et leur vie.»
Fascination ou répulsion d’un livre nous interroge de même; et, dans cette systématisation du divertissement qui nous invite à consommer à l’excès notre dose de délire quotidien, la littérature reste l’un des derniers lieux d’interrogation sur soi-même et sur le monde. Vivre sans lire, ce serait comme voyager sans carte, sans informations et sans jamais s’arrêter pour simplement regarder. Même si beaucoup d’écrivains ne semblent pas partager cette opinion, à commencer par Gide lui-même. Mais de cela, nous en reparlerons la semaine prochaine…
20:38 | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Gide, "contemporain capital", dont la bio importe désormais plus que l'oeuvre? Le jauger à l'aune d'une morale actuelle, étroitement ficellée? Ou plutôt en conserver l'éclat initial, malgré la vie familiale consentie et les enfants?
Écrit par : Zorg | 12/11/2007
Premièrement : toujours dissocier l'oeuvre de son auteur, toujours considérer une idée indépendamment de celui qui la professe (sinon que deviendrait l'Emile en regard de l'abandon par Rousseau de ses enfants).
Deuxièmement: éviter cette stupide tendance actuelle au révisionnisme de toute forme. Donc toujours juger d'une idée en fonction des circonstances dans lesquelles elle a pris forme.
Ce qui n'empêche ni la condamnation de Gide ni les louanges de son oeuvre. La question est de savoir si l'une aurait pu exister sans l'autre. C'est du moins en ces termes que Gide se justifie: "Pour le bien de l'humanité, j'ai vécu, j'ai fait mon oeuvre" (Thésée)
Écrit par : Edouard | 12/11/2007
L'Homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ; il coule et nous passons
Écrit par : Daniel | 14/11/2007