Sur le silence des écrivains face à l’UDC (26/10/2007)

Par Silvia Ricci Lempen, écrivaine
(Article paru dans Le Temps  le 25 octobre 2007)

Dans un texte paru dans Le Temps du 19 octobre, où il s’interroge sur les raisons du silence presque général des écrivains suisses face à l’UDC, le dramaturge alémanique Lukas Bärfuss relève à juste titre que «l’écrivain (…) n’a aucune influence sur les opprimés, les sans-papiers, les demandeurs d’asile. Il ne les connaît pas, ils ne lisent pas ses livres et ils n’en écrivent pas non plus». Mais regardons la situation en face. A défaut de pouvoir toucher ces catégories de la population particulièrement exposées au racisme et à l’exploitation, «l’écrivain suisse» contemporain dispose-t-il au moins d’une quelconque autorité morale sur l’ensemble de la société, qui donnerait du sens à ses éventuelles prises de position publiques ? Il est permis d’en douter.

Lukas Bärfuss analyse, pour autant que je puisse en juger avec une certaine pertinence, le statut et l’attitude des écrivains suisses de langue allemande. J’aimerais pour ma part livrer quelques considérations désenchantées sur la situation en Suisse romande.

En tant que vice-présidente de l’AdS (Autrices et Auteurs de Suisse) jusqu’à il y a quelques mois, j’ai participé activement à l’organisation de plusieurs rencontres destinées à rassembler les écrivaines et écrivains romands autour de thèmes de discussion divers, pas nécessairement politiques. Si elles ont occasionnellement permis de nouer quelques relations amicales, ces rencontres, peu fréquentées, n’ont jamais réussi à faire émerger le sentiment d’une identité commune, l’envie de débattre sérieusement ensemble de l’actuelle évolution du paysage culturel et politique et de réagir à cette évolution par des démarches structurées. Par ailleurs, les prises de position personnelles, qu’il s’agisse de politique culturelle ou de politique tout court, sont rarissimes. Tout cela donne l’impression que les acteurs et actrices de la littérature romande n’ont rien à dire sur l’état du monde et préfèrent, soit jouir en solo de leur popularité (car des écrivains populaires romands, heureusement, il en existe !), soit  tenter de résoudre, chacun dans son coin, les problèmes auxquels ils sont confrontés : difficulté croissante à publier du fait de la fragilisation des maisons d’édition, difficulté croissante, sauf rares exceptions, à obtenir des  critiques dans les médias, difficulté à vendre face au rouleau compresseur des ouvrages français. 

Or, cette impression d’individualisme n’est que partiellement exacte. Pour décider de s’exprimer publiquement, en tant qu’écrivain, sur un sujet d’ordre général, il ne suffit pas d’avoir quelque chose à dire, il faut aussi se sentir légitimé à le dire. Il faut que la société ait un minimum d’attentes à l’égard de la parole publique de l’écrivain, attentes qui ne peuvent se manifester que dans le contexte d’une relation organique entre la société et la littérature. Cette relation, aujourd’hui, en Suisse romande, est pratiquement rompue ; en se taisant sur les affaires publiques, les écrivaines et les écrivains romands ne font que prendre acte de cette rupture.

Les gens de lettres ont toujours été guettés par la prolétarisation matérielle, mais ce à quoi l’on assiste aujourd’hui, particulièrement en Suisse romande, c’est un phénomène que l’on pourrait définir comme la prolétarisation symbolique de la littérature elle-même. Certains écrivains romands touchent un large public et même des droits d’auteur, la plupart rament à la poursuite d’un petit peu de reconnaissance, mais toutes et tous se meuvent dans un climat où, foncièrement, ce qu’ils ont à dire en plus de ce qu’ils disent dans leurs œuvres n’intéresse personne. Ce constat s’applique aux artistes en général, à preuve la totale inefficacité du manifeste contre le durcissement des lois sur les étrangers et sur l’asile signé en 2006 par des centaines de créatrices et créateurs de toutes les disciplines, dont certains célèbres. S’agissant des écrivains,  la perte de prestige actuelle de l’écrit, concomitante à sa marchandisation, leur a enlevé collectivement le dernier reste de l’aura dont certains d’entre eux se servaient autrefois pour s’ériger en « consciences du pays ». On peut s’en accommoder ou même s’en féliciter, la disparition des maîtres à penser étant plutôt une bonne nouvelle. Mais dans ces conditions, s’étonner de leur silence en matière politique est une pure hypocrisie.

 

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